30. Sam

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En presque un an au front, Sam ne s'était jamais senti en danger. Son rôle de cuisinier l'avait gardé loin des premières lignes, et les rumeurs qui disaient qu'en cas de retraite, on ne se soucierait guère du petit personnel s'étaient avérées fausses. Chaque fois qu'ils avaient dû reculer dans la défaite, le repli s'était effectué avec méthode et jamais le souffle des lames griphéliennes ne l'avait effleuré.

Sa guerre ne ressemblait pas à ce que les Juvéliens imaginaient. Il aurait dû en avoir honte, mais sa situation n'était pas de son fait, un reflet de sa couardise ou de sa paresse, juste la manière dont les recruteurs avaient usé des compétences de chacun. Il avait appris à se battre, avant le départ, et participé aux exercices à bord des grands navires de la marine. Cependant, à éviter les batailles, il n'avait jamais pu affronter sa propre peur, et désormais elle déferlait en lui comme un torrent dévastateur, sans qu'il ait la moindre arme pour la canaliser.

Enchaîné dans le noir depuis près d'une sixaine, il cherchait à trouver une sérénité illusoire, reprenait son souffle, rassemblait ses pensées, priait Valgrian, relativisait le drame d'un trépas prématuré, mais chaque fois que la porte s'ouvrait, le barrage cédait, il s'écroulait en sanglots désespérés.

Depuis sa capture, il n'avait vu que trois de ses ravisseurs : celui qui l'avait surpris dans le Parc, une jeune femme qui l'avait à peine regardé, et un troisième qui l'avait examiné sous toutes ses coutures, comme s'il avait été une marchandise, avant de décréter qu'il « ne lui plaisait pas ».

Les chaînes qui l'entravaient ne lui permettaient pas de se lever, tout juste de crapahuter à quatre pattes sur quelques mètres, le long du mur. On lui avait fourni un seau d'aisance et, magnanimes, ses geôliers le nourrissaient. Quand ils entraient pour récupérer ses déchets, il se plaquait contre le mur en espérant muettement que son obéissance lui gagnerait quelques heures de plus, le temps que Maître Devlin le retrouve et le libère.

Une petite voix cruelle lui répétait qu'il était pathétique, qu'il aurait dû résister, se révolter, cracher à la figure de ces salopards, mais une autre, plus raisonnable, lui répétait qu'il n'arriverait à rien par la rébellion. Les chaînes étaient lourdes, solides, cadenassées autour de ses chevilles et de ses poignets, et insulter ceux qui le retenaient n'aurait qu'un seul effet : la violence.

Les Obscurs.

L'enthousiasme de Devlin pour le plan qui s'était organisé avec les Valgrians l'avait aveuglé quant à leurs chances de réussite. En restant dans le Parc, caché dans un buisson, Sam avait juste eu envie de participer à cette folle entreprise, autrement qu'en jouant les colporteurs. Il avait cherché leur chaleur, leur force, une chance d'être des leurs, imbus d'un pouvoir fantastique, d'une énergie formidable, d'un sens, d'une voie.

Il avait prévu de les rejoindre sur la butte, l'air de rien. Devlin aurait sans doute été furieux de le voir, mais sa joie féroce aurait tempéré sa colère, et il l'aurait étreint pour le féliciter et l'adouber parmi eux. Ensuite, il serait rentré avec eux jusqu'au Temple et ils auraient fêté jusque tard dans la nuit. Peut-être que quelqu'un se serait tourné vers lui et lui aurait demandé : et toi, Sam, que veux-tu faire de ta vie ?

Il aurait rougi, embarrassé. Il ne se voyait pas prêtre. Même s'il respectait Mivei et Valgrian, les sarcasmes de sa mère l'avaient trop influencé, au fil des années, pour qu'il se sente une fibre religieuse. Mais quoi, alors ? Retourner dans l'armée ? Entrer à la garde ? Se faire apprenti d'un artisan, monter sur un bateau ?

Ces délires ne rimaient à rien. Il serait bientôt torturé puis tué à la gloire pervertie d'une déesse sombre.

Il songeait à sa mère, qui l'avait mis en garde, qui devait remuer Juvélys tout entière pour le retrouver. Sans doute assiégeait-elle le temple de Mivei en exigeant des réponses. Imaginer Devlin face à Mélantheria le faisait sourire puis pleurer à chaudes larmes, sans pouvoir se contrôler. Jamais il n'avait voulu causer autant de soucis à ceux qui l'aimaient.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant