80. Kerun

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Souffle court et souffrance. Toute sa carcasse était percluse, ankylosée par une gangue d'apathie, comme une paralysie profonde, la mort tout juste repoussée. Il avait rêvé mais il n'en avait plus aucun souvenir. Transe inutile, creuse. Aucun repos. Sa tête bourdonnait, son regard trouble ne vit que la pénombre. Chatouillis sur une joue, paille puante, l'horreur lui revint dans un cri anxieux, sans qu'il puisse bouger pour autant.

Il était vivant.

Ses tripes se contractèrent et il vomit de la bile, un filet âcre sur la langue, tandis qu'une douleur brutale lui traversait le bas du dos, la fesse, la cuisse, jusqu'au mollet droit. Lame de feu dans sa chair. Il était faible mais il était aussi blessé. Affalé sur le ventre. L'odeur de sang était épouvantable, le sien, convoité, répandu, bu par la bête. Il voulait croire que l'initiative du néjo était restée secrète, que personne, dans les hauteurs, n'avait su ce qu'il avait en tête. Le contraire aurait été trop insupportable à envisager.

Je suis en danger, songea l'elfe dans la brume de son esprit.

Jusqu'alors, il avait sagement attendu de pouvoir s'expliquer, mais il semblait que personne ne viendrait le voir, hormis des âmes ténébreuses. Il était emprisonné, seul, et à la merci d'un bourreau avide. Prendre son mal en patience, respecter la loi, n'était plus possible. Il devait s'évader.

Ce qu'il aurait en réalité dû faire dès le premier jour, mais il avait été obéissant, loyal, avait cru en la bienveillance intrinsèque de l'institution pour laquelle il donnait sa vie. Presque un siècle de service, réduit à ça.

Imbécile.

Il n'avait plus la force de s'enfuir. Fermer les yeux, dériver, son corps le guidait sans qu'il puisse se défendre, vers un oubli nécessaire.

Sursaut.

Le néjo reviendrait, il le savait. Il n'avait eu aucune hésitation, aucun remords, et une sensation de totale impunité.

Lentement, l'elfe essaya de se redresser sur un coude, mais l'éclair de douleur lui traversa à nouveau le dos, flambant dans ses fesses, avant de mourir dans son talon. Il sentait la blessure, comme un poids sous ses reins. Il bascula sur le flanc et la souffrance fut telle que, pendant quelques secondes, il vit des étoiles pourpres, le souffle coupé. Une gangue de ténèbres voila son regard, se retira et il prit une inspiration suffocante, comme s'il émergeait des profondeurs.

Ce n'était pas la première fois qu'il était soumis au pire. Son métier l'avait jeté plus d'une fois entre des mains cruelles. Il pouvait faire face. Doucement. Se déconnecter de ses sensations, réorienter son esprit dans le nécessaire, la fuite, la survie. 

Il avait peur, mais il fallait qu'il sache. Il déplaça ses mains liées le long de son ventre, de sa hanche, fit jouer l'articulation souple de son épaule et frôla le siège de l'indicible. Il l'avait su, mais découvrir la mutilation lui arracha un sanglot de stupeur. La nausée le balaya et il retomba un moment face contre paille, tétanisé par ce qu'on lui avait infligé.

Ce n'était pas grand chose. Un petit poing de chair, prélevé soigneusement dans le muscle, à la jonction entre la cuisse et la fesse. L'image du néjo la gueule pleine de viande s'imposa dans son esprit et le dégout le crispa, lui arrachant une nouvelle plainte. Il réalisa qu'il n'était même pas certain de parvenir à marcher.

Il n'avait pas le choix. L'alternative était la mort.

Il se donna le temps de reprendre contenance, enchaîna d'amples respirations, canalisa son énergie vers ses membres, musela la douleur.

La plaie avait été refermée par magie, elle ne risquait pas de se rouvrir, mais le corps n'oubliait pas l'outrage qui lui avait été infligé. Kerun replia les genoux contre son ventre, pressa les mains sur son visage, prit une profonde inspiration, et se redressa. Un nouvel éclair lui traversa l'échine, il se laissa gémir, mais parvint à s'asseoir.

Il captura sa douleur, la rangea à la lisière de sa conscience, repoussa toute rumination, tout souvenir, dans un petit tiroir au fond de son esprit, qu'il boucla consciencieusement. Plus rien n'avait d'importance sinon son objectif.

Sortir.

Il tendit les mains devant lui et examina ses fers, des bracelets métalliques banals, reliés par une chaîne de quelques maillons. Il aurait pu sourire de leur simplicité s'il n'avait pas été complètement coupé de ses émotions. Il releva la toile jaune de sa tunique pour dénuder son bras gauche et tâta quelques secondes la peau au-dessus du coude. Ensuite, de l'ongle, il traça un sillon, d'abord léger puis plus profond. Le sang perla en gouttelettes, il creusa encore, jusqu'à atteindre ce qu'il cherchait, une courte aiguille flexible, cachée à l'intérieur de lui-même. Il la leva à sa bouche pour la nettoyer puis s'en servit pour forcer la serrure de ses fers. Cela ne lui prit pas plus de quelques secondes. N'importe qui d'un peu informé aurait su qu'il était expert en ce domaine, mais Maelwyn n'avait que mépris pour ses adversaires.

Les poignets libres, Kerun prit le temps de panser l'entaille, en déchirant la manche de son uniforme. Il comptait ne plus en avoir besoin très longtemps. Il crocheta ensuite la serrure des fers qu'il avait aux chevilles puis se leva. Il dut prendre appui sur le mur, en proie à un vertige.

Au fond de lui, une flamme brûlait, une flamme qu'il devait alimenter sans quoi, toute lumière disparaîtrait. Son corps, distant, réclamait plus d'égards, mais il ne pouvait pas l'écouter.

Il posa l'oreille sur la porte, un instant. Un murmure distant lui signala que la journée n'était pas terminée, du mouvement persistait dans les couloirs, des gardes, et sans doute un soleil printanier au dehors.

L'elfe, comme l'Obscur, se devait d'attendre la nuit.

Il prit le temps d'examiner la serrure, une vieille chose rouillée, à la fois solide et obsolète, de ces verrous que le plus novice des agents juvéliens fait sauter pendant sa première semaine de formation.

Tout ce temps perdu, muselé par des principes stupides.

Chasser les émotions, la douleur, économiser ses forces. La nuit viendrait et il sortirait enfin de ce trou. Il n'avait jamais imaginé que les choses en arriveraient là, mais désormais il ne pouvait pas envisager d'autre issue.

En espérant que le néjo ne revienne pas.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant