34. Melantheria

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Il fallut plusieurs minutes à Melantheria pour réaliser qu'on frappait à sa porte.

Depuis cette nuit fatidique, elle n'avait plus ouvert l'auberge, et la grande salle était silencieuse, froide et sombre, les volets clos filtraient la lumière, l'âtre suintait d'humidité, les gouttières au dehors gargouillaient du chant de la pluie.

Après la frénésie des premiers jours, sa recherche désespérée d'une trace de son fils, l'elfe avait sombré dans une sorte de torpeur assassine, qui n'était ni la transe nécessaire à son repos, ni un éveil utile. Assise, immobile, elle contemplait les heures à venir, les sixaines, mois, années, le futur proche et distant, l'absence de Sam.

Elle avait toujours su qu'il mourrait avant elle, une fatalité quand on se mêlait aux rythmes d'une autre espèce, mais elle avait imaginé le voir grandir, mûrir et vieillir, pouvoir profiter de son énergie, de son insouciance, s'enorgueillir de ses réussites, se lamenter de ses échecs, et l'aimer, tout simplement. La guerre l'avait ravi un moment, mais curieusement, elle n'avait pas eu peur. Rapidement, elle avait su qu'il était préposé aux fourneaux, une place tranquille et indispensable, qui l'avait protégé du pire. Elle avait vu la jalousie et le désespoir d'autres familles, quand les navires étaient enfin rentrés, sans que cela ne ternisse son propre bonheur.

Les humains étaient différents. La vie, pour eux, était presque triviale. Tellement courte, gaspillée, sa fragilité omniprésente les rendait frénétiques. Pour les elfes, la mort était rarissime. Acceptée mais distante. Rare, avant le déferlement de la haine sur l'île.

Pour la première fois depuis son arrivée à Juvélys, l'aubergiste envisageait de rentrer chez elle, en Sylarith. Elle aimait la capitale, sa richesse, son énergie, les habitués de l'Ombre de l'Arbre, les cancans, les petits bonheurs, le mouvement. Mais Sam avait disparu. Et imaginer ce qu'on était en train de lui infliger, quelque part... C'était tout simplement insupportable.

Elle se répétait qu'il n'était pas mort, qu'il restait toujours possible qu'il franchisse cette porte, seul ou encadré par de braves officiers de la garde, mais Melantheria n'était pas naïve. Comme la plupart des elfes, elle savait ce dont les humains étaient capables, l'ampleur de la vilénie tapie dans le coeur de certains. Elle n'avait pas cherché à se renseigner sur les Obscurs et leurs crimes, mais la salle de son établissement avait résonné des suppositions et des craintes de ses convives jour après jour, et elle n'avait pu les ignorer.

Les coups frappés à la porte redoublèrent et elle finit par s'arracher à son marasme. Pendant une seconde, elle fixa l'huis, sans rien en penser, sans l'impulsion de se lever et d'aller voir. Puis elle songea à ce qui, peut-être, se trouvait derrière, et elle bondit.

Elle faillit refermer au nez de celui qui se trouvait sur le seuil.

« Melantheria, écoutez-moi ! »

Brendan Devlin avait glissé le pied dans l'embrasure, un geste à la fois intrusif mais aussi réflexe, quand il avait perçu la fureur dans son regard.

« J'ai besoin de votre aide. Pour retrouver Sam. S'il vous plait. »

Dans l'ombre encapuchonnée du Mivéan se trouvait une seconde personne, elle aussi calfeutrée dans une cape, mais environnée d'une brume dense qui trahissait sa nature. La présence de la Primitive surprit Melantheria, et l'elfe suspendit son geste.

« Pouvons-nous entrer ? Nous voulons juste vous parler. »

Sans desserrer les lèvres, l'aubergiste fit un pas de côté, et les deux prêtres se glissèrent à l'intérieur de la salle glaciale. Ils baissèrent aussitôt leur capuchon.

« Qu'est-ce que vous voulez ? » grommela l'elfe, sans aménité.

Devlin leva des mains apaisantes.

« Je voudrais... en appeler à ma déesse pour essayer de retrouver votre fils...

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant