25. Lemnos

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LEMNOS

Lemnos regardait Juka avec inquiétude.

« Qu'est-ce qu'elle a ? demanda-t-il à Camille.

— Je ne sais pas, elle a l'air complètement... amorphe. »

Les yeux de Juka étaient perdus dans le vide. Anna lui posa son carnet devant elle mais Juka ne réagit pas, comme si elle était absente. Maurice et Philémon lui parlaient, désemparés.

« Ils essaient de lui faire dire quelque chose, traduisit Camille. Je crois que ça ne fonctionne pas...

— Est-ce qu'elle aurait retrouvé la mémoire ? Un mauvais souvenir ?

— C'est peut-être ça, en effet ! Philémon, Maurice..., les héla-t-elle. Lemnos dit à juste titre que Juka a sûrement retrouvé ses souvenirs.

Et donc ? répliqua Maurice en croisant les bras. On la regarde comme des imbéciles et on attend que mademoiselle daigne nous répondre ?

Nous ferions mieux d'attendre qu'elle se sente mieux. » ordonna Philémon en souriant à la sauvageonne.

L'attitude de Juka avait jeté un froid sur le repas. Lemnos hésita avant de demander à Camille un morceau de son plat, mais il découvrit rapidement que le fromage fondu était un mets qui lui déplaisait. Quelle horreur ! Et elle mange ça sans problème...

« Est-ce que c'est censé être bon ? demanda-t-il à la jeune fille enrobée.

— Délicieux ! Mais je crois qu'on ne mangeait pas ça, à ton époque. Ton palais n'est pas habitué à ça, voilà tout. Est-ce que tu veux autre chose ? »

Lemnos se pencha en avant pour regarder les assiettes des autres convives et repéra la viande de Charles.

« J'aimerais bien goûter...ça.

— Je vais lui demander. Charles ? »

Le jeune homme aux cheveux blonds cilla plusieurs fois et redressa la tête, comme sortant d'un rêve.

« Quoi ?

Vous n'avez plus faim ? s'enquit Camille en désignant son entrecôte intacte.

Non, servez-vous. »

Le révolutionnaire semblait toujours perdu, retourné par les récents événements.

« Est-ce que ça va ? lui demanda Camille avec inquiétude. Vous n'avez pas l'air dans votre assiette.

Laisse tomber. »

Son regard se perdit dans le vide. Camille fit la moue et dit à Lemnos :

« Il ne veut pas en parler.

— Peut-être qu'il a des souvenirs aussi tristes que ceux de Juka. »

La jeune fille acquiesça en soupirant.

« Et maintenant ? lâcha l'esclave grec. Qu'est-ce qu'on va faire ? Manger, et... ? »

Camille haussa les épaules.

« Aucune idée, mais l'hôte de ce manoir ne nous laisse pas seuls très longtemps. On le saura bien assez tôt, alors mange ! On ne sait jamais ! »

Lemnos sourit et se mit à découper maladroitement son morceau de viande. Jamais il n'avait été aussi repu de sa vie ! Après toutes ces nuits à avoir si faim... De la viande, des légumes, des boissons sucrées !

Alors que Juka et Charles ne réagissaient plus à rien, leurs compagnons d'infortune se remplirent le ventre à plein régime. Julius, le Romain – est-il proche de mon époque ? –, sirotait du vin dans un verre ciselé. Il est distingué comme Philémon. Anna nous a dit qu'il possédait un domaine viticole, si je me souviens bien... Donc il est riche, c'est une sorte de Maître Adelphe de son époque ! Il fronça les sourcils en se demandant si Julius possédait des esclaves, lui aussi.

Philémon s'éclaircit soudain la gorge et prononça plusieurs phrases.

« Il propose que d'autres racontent leur histoire, traduisit Camille.

— Quelqu'un s'est porté volontaire ? »

Il y eut un silence assourdissant. Tous le regardaient.

« Tu as parlé trop fort, s'amusa Camille. Tu veux le faire ? Ne t'inquiète pas, je ne transformerai pas ce que tu dis en traduisant.

— Eh bien, puisqu'il faudra le faire... d'accord. »

Parler par le biais de son interprète n'était pas difficile. Il était très timide de nature, mais si ses paroles atteignaient ses interlocuteurs de manière indirecte... Je fais assez confiance à Camille pour ne pas avoir peur qu'on se moque de moi. Elle ne mentira jamais pour qu'on rie de mon histoire.

« Je m'appelle Lemnos, commença-t-il en baissant les yeux. Ce pull n'est pas à moi. »

Il se tut. Les autres lui sourirent et il sentit ses joues s'enflammer.

« Anna dit qu'il te va très bien, lui traduisit Camille.

— Merci. Je viens du IVème siècle avant J.C., Jésus Christ.

C'est drôle, dit Anna, Julius est du IVème siècle après J.C. justement. Ils sont symétriques.

— Anna dit que Julius a vécu huit siècles après toi, dit Camille. Ensuite ?

— Je suis esclave à Athènes. Mon maître se nomme Adelphe, et... ce n'est pas un homme de bien. À mon avis.

Pour avoir des esclaves aussi tard, c'est clairement un taré, siffla Maurice.

Notre ami est bien à plaindre, en effet, déclara Philémon.

— Dis-nous tout ce dont tu te souviens, Lemnos ! » l'encouragea Camille.

Il raconta les journées de nettoyage, les nuits courtes et sans confort. Psamathé, qui servait le maître depuis sa naissance, si gentille, comme une deuxième mère pour tous les esclaves du palais. Les mauvais traitements, les insultes, les coups, les humiliations sans fin. Les pièces trop grandes pour lui, les regards gênés des passants dans la rue quand ils voyaient son accoutrement. Et...

« Et c'est tout. Je ne connais pas la raison de ma présence ici. »

Camille acquiesça lentement et attendit les commentaires des autres pour les traduire.

« Philémon espère que tu retrouveras la mémoire. Julius et Juka attendent la fin des explications d'Anna, et tous les autres tiennent à t'encourager.

— Pourquoi est-ce qu'on traduit, parbleu ? » rugit soudain Eric en croisant les bras.

Camille cligna des yeux.

« Comment ?

— Eh bien, tout le monde comprend, ici.

— Vous parlez grec ancien ?

— Bien sûr, je suis chevalier ! J'ai eu un précepteur. Pas vous ?

— J'ai choisi d'apprendre cette langue, répondit-elle, c'est différent. Les autres ne la connaissent pas.

— Quelle tristesse ! déplora-t-il. Et le latin ?

— Anna le parle.

— Diantre, nous sommes mal assortis.

— En effet... » soupira Camille.

Ce serait plus simple si tout le monde se comprenait, tellement plus simple... Surtout Juka, qui parle une langue totalement inconnue.

« Des questions ? » demanda Camille.

Ils secouèrent tous la tête et se tournèrent comme un seul homme vers Agnès.


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