91. Stanislas

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STANISLAS

« Mon Seigneur ?

— Oui, Stanislas ?

— Je dois vous dire que Guillot utilise de la viande humaine à mon insu.

— On recommence ! s'exclama B. Cette phrase n'est pas très naturelle, excusez-moi. Je vous ai dit de répéter mes paroles, mais c'est un peu trop soutenu. Dites plutôt... Mon Seigneur, j'ai trouvé une tête humaine dans un sac amené par Guillot aux cuisines ! Vous devriez aller voir ! Et puis vous faites semblant de le suivre en marchant trop lentement avant de fuir pour toujours. »

Stanislas pencha la tête sur le côté et acquiesça lentement. Il s'entraîna à répéter les phrases puis les testa. Tous les invités du château le regardaient avec curiosité. Ils ne devaient pas voir très souvent un cuisinier sortir de son antre...

« Mon Seigneur ?

— Oui, Stanislas ?

— J'ai trouvé une tête humaine dans un sac amené par Guillot aux cuisines ! Vous devriez aller voir ! »

Tous les convives se mirent à pousser des cris, ce qui angoissa beaucoup Stanislas. Ils se levèrent comme un seul homme avec le seigneur qui ouvrit la marche vers les cuisines, sans doute attirés par la vue du sang et de la mort. Ils en auront, des choses à raconter à leurs amis... Stanislas n'eut même pas à se cacher pour partir. Les gardes s'inquiétèrent à peine de le voir passer. L'un d'eux lui demanda pourquoi il quittait le château, et le cuisinier répondit qu'il avait besoin d'un condiment resté chez ses parents. Ils n'étaient pas obligés de savoir que plus personne ne vivait dans la masure familiale...

Stanislas sentit son cœur se serrer pour la première fois depuis des années en repensant à sa douce mère.

« Stanislas, concentrez-vous ! lui ordonna B en apparaissant devant lui.

— Oui, désolé...

— Réfléchissez à un endroit où vous cacher. Personne ne vous cherchera bien loin, ne vous inquiétez pas.

— C'est vrai ?

— Sans aucun doute. Guillot va bien sûr tenter de vous dénoncer, mais vous serez déjà dans une autre ville. Si jamais votre Seigneur le croit, il lancera des recherches pour vous retrouver mais il sera trop tard. »

Stanislas resta songeur. Je ne peux pas courir assez vite pour arriver à Foix...

« Oh si, vous le pouvez, intervint B. Vous marcherez sans relâche en passant par le chemin le plus à l'est du château.

— C'est loin ! se plaignit le cuisinier.

— C'est loin... ou c'est la corde ! Vous avez le choix, Stanislas, même si je ne veux pas vous laisser mourir. »

De retour dans la salle à manger, Stanislas était presque prêt à travailler pour le seigneur du château de Foix. Après tout, qui irait le chercher là-bas ? Il pourrait y cuisiner toute sa vie et serait protégé par quelqu'un ayant bien plus de pouvoir que l'homme qui l'avait condamné à mort. Foix était sans doute une cité agréable à vivre, avec plus de soleil et moins de cadavres humains dans le garde-manger.

Stanislas vit que Juka fouillait dans le réfrigérateur. Elle était certainement affamée, puisque le cuisinier n'avait pas pensé à prévoir un déjeuner pour tout le monde avant de partir s'entraîner à survivre. Il lui demanda si elle voulait qu'il lui prépare quelque chose, mais elle secoua la tête.

« Je mange une pomme, affirma-t-elle en croquant dans le fruit. Avec ça dessus. »

Juka avait fait couler sur sa pomme du chocolat, un mets inconnu de presque tous les résidents du manoir. Agnès lui avait expliqué que le chocolat était devenu l'un des aliments les plus importants sur Terre lorsqu'ils s'étaient rencontrés, et il l'avait crue sans hésitation. C'est si bon... Juka semblait avoir succombé à l'appel du sucre, elle aussi. En la regardant déguster sa pomme, Stanislas fut pris d'une mélancolie qu'il avait ressentie bien trop fréquemment ces derniers temps.

« Juka ?

— Oui ?

— Il faut que vous soyez courageuse et que vous partiez de votre village pour vivre ailleurs.

— Peuh. » fit-elle en levant les yeux au ciel.

Manifestement, elle n'avait pas envie d'en parler. Mais moi, oui !

« Vous ne devez pas vous laisser attaquer par un ours ! insista Stanislas.

— Laisse-moi tranquille ! répliqua-t-elle en posant brusquement sa pomme sur la table. Je veux déjà survivre ! Je veux partir du village et vivre ! Je ne veux pas parler de moi ! Quand je ferai, je ferai. Maintenant, je m'amuse. »

Stanislas comprit qu'il avait sous-estimé Juka. Elle n'était pas une petite fille et avait déjà pris sa décision sans lui en parler, tout simplement. Le cuisinier s'apprêtait à s'excuser quand Juka leva la main pour le faire taire.

« Pas grave.

— C'est vrai ? dit Stanislas avec espoir. Je suis heureux pour vous !

— Il faut pas exagérer. Mais parle d'autre chose ! Parle de toi. Tu peux t'enfuir ?

— Oui, même si je dois m'entraîner un peu. Je pense que tout va bien se passer. Je travaillerai pour le châtelain de Foix ! précisa-t-il.

— Ah. »

Juka n'avait pas l'air de savoir de quoi il parlait.

« Ça veut dire que je serai cuisinier pour toujours, expliqua-t-il.

— Très bien. »

La jeune femme souriait faiblement – elle faisait sans doute des efforts pour avoir l'air de s'intéresser à son avenir. Stanislas préféra ne pas l'ennuyer et changea de sujet.

« Que voudriez-vous manger, ce soir ? Je peux m'y mettre maintenant, par exemple si vous voulez un gâteau...

— D'accord. Un gâteau avec des pommes. » dit-elle en reprenant la sienne pour croquer dedans.

Juka lui sourit et alla s'asseoir sur un sofa. Stanislas la vit attraper une puce d'infos posée sur l'accoudoir et l'ouvrir. Tout en cherchant du sucre, du beurre, de la farine, des œufs et plusieurs pommes dans les placards, le cuisinier écouta le livre que Juka avait choisi. La jeune femme en avait pris plusieurs dans la bibliothèque, ces derniers jours. Incapable de lire quoi que ce soit en français, elle s'était rabattue sur des versions orales de romans de toutes les époques. À la tête qu'elle faisait, elle ne devait pas tout comprendre...

L'histoire qu'elle avait choisie datait de 2307. Agnès lui a sans doute recommandé ce livre... Stanislas se concentra sur la voix masculine de la puce d'infos en découpant les pommes en rondelles. Pendant toute la réalisation de la pâte et sa cuisson, il écouta l'histoire d'un rebelle dans le Paris du XXIVème siècle. Au milieu du roman, il entendit la respiration lente de Juka, qui s'était allongée sur le canapé et endormie.

Stanislas avait le sentiment que cette plénitude lui manquerait.


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