95. Nok

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NOK

Nok finit par passer maître dans l'art d'esquiver les balles de Mer au dernier moment et de fuir par le trou béant laissé par l'un des deux ernaques à l'arrière de la ville. Le mur d'enceinte n'était pas aussi solide que prévu ! Les mutants auraient pu entrer depuis des années sans aucun problème. Heureusement, ils n'avaient jamais pensé à s'écraser contre le mur !

Nok fut prêt au bout du vingt-et-unième essai. Il avait vu sa famille se faire abattre tant de fois qu'il ne ressentait presque plus rien lorsque la vie quittait leurs yeux. Chaque mouvement était devenu automatique. Ouvrir la porte pour son frère, regarder le désastre provoqué par les ernaques, attendre, entendre les coups de feu, se baisser et piquer un sprint vers l'arrière. Partir dans le néant.

Sa tribu avait un métabolisme bien trop lent pour réagir... il avait tout le temps du monde pour disparaître au-delà de l'horizon. Lui-même se sentait plus fatigué qu'à l'accoutumée lorsqu'il courait. Est-ce que B essaie de rendre ma fuite plus réaliste en me ralentissant ? Nok savait qu'il était plus dynamique au manoir que chez lui, mais tout de même. C'est vexant de se traîner à ce point.

Lemnos voulut assister à l'entraînement car il était fasciné par les ernaques et leur soif de destruction. B refusa dans un premier temps, car il avait peur que le jeune homme ne se fasse réduire en bouillie par accident et expédier directement chez lui, amnésique. La solution fut plutôt simple : B fit flotter Lemnos au-dessus de la ville. L'ancien esclave était aux anges.

Lorsque la fuite de Nok fut au point et que ses jambes furent de toute façon trop douloureuses pour continuer, il retourna avec Lemnos dans la salle à manger. Charles jouait du piano à quatre mains avec Philémon. Sympa... Les autres écoutaient en mangeant des gaufres. Charles s'arrêta brusquement à leur arrivée.

« Alors ? demanda-t-il à Nok.

— Je te raconterai plus tard, Charles. Ça s'est bien passé, ne t'inquiète pas. Continue ton petit concert ! »

Charles acquiesça avec un sourire et se remit à jouer, rapidement suivi par Philémon. Au moins, il s'amuse un peu, songea Nok en attrapant une gaufre. Il écouta pensivement Charles et Philémon déchiffrer des partitions. Stanislas proposa sans relâche de faire et refaire des crêpes, des gâteaux et de quoi faire grossir tout le monde jusqu'à l'explosion. Il semblait épuisé mais très motivé. Est-ce qu'il est pressé de vivre une nouvelle vie chez lui ?

Après Brahms, Dvorak et un compositeur infâme proposé par Agnès, les deux musiciens s'éloignèrent du piano en massant leurs doigts. Un bruit sourd retentit soudain près de la table. Nok se tourna vers B et comprit qu'il s'était endormi le menton dans sa main. Son coude avait glissé de la nappe et son front était entré en collision avec son assiette.

« Vous devriez faire une sieste, lui conseilla Anna, l'air inquiet. Ne vous surmenez pas, vous en faites bien assez pour nous.

— Je suis fatigué, mais mon peuple est habitué à devoir rester des heures et des heures éveillé et concentré. C'est un peu difficile pour certains d'entre nous, bien sûr.

— Allez dormir, ordonna soudain Julius d'un ton impérieux. Si vous ne voulez pas le faire par morale, faites-le parce que je ne vous laisse pas le choix. »

B regarda le Romain comme s'il avait perdu la raison.

« Pourquoi me parlez-vous aussi franchement ?

— J'utilise votre technique, admit Julius. Si vous avez l'impression d'être maltraité, vous accepterez mieux les bonnes nouvelles qui suivront. »

B éclata de rire. Son visage mat s'éclaira.

« Je vais vous mettre en pause et dormir très longtemps, allez.

— En pause ? s'étonna Maurice.

— Oui, en pause. »

En moins d'une seconde, B disparut de sa chaise et réapparut avec d'autres vêtements. Philémon avait les yeux exorbités. De la confiture d'abricots pendait de sa moustache et il lâcha sa crêpe.

« Vous êtes rentré chez vous ? En un instant ?

— Je vous ai mis sur pause, répéta B.

— Je trouverai toujours de quoi m'émerveiller, murmura Philémon. Incroyable.

— Tu pourrais pas nous mettre sur pause pour toujours ? demanda Agnès en regardant B, ce qui le fit frémir. Oh, mon gars, fais un peu de code sur ton clavier pour me rendre mes yeux verts, si ma tronche de cadavre te fait flipper.

— Oh... je vais le faire, accepta B en tapotant dans le vide.

— Pas la peine de mettre le manoir sur pause, intervint Maurice en fronçant les sourcils. J'ai une vie à continuer, moi ! Vous ferez votre pause quand je serai rentré chez moi ! »

La tablée retomba dans un silence gênant. Après un goûter très agréable, voilà qu'ils repensaient tous à leur mort... Maurice marmonna qu'il avait voulu plaisanter un peu, mais personne ne le crut. Le maître des lieux prit une crêpe et la badigeonna de confiture de fruits rouges.

« Ça ne remplira pas mon estomac, mais je peux en apprécier le goût !

— Qu'est-ce que vous mangez, d'habitude ? demanda Stanislas avec une curiosité dévorante.

— On mange un peu de tout ! Tous les pays, toutes les époques... L'étude du passé nous a permis de mettre en place des cultures de tout ce qui nous intéresse. La génétique s'est chargée des espèces disparues. Il a suffi de mettre la main sur des fichiers de séquençage à haut débit, et–

— C'est génial ! s'exclama le cuisinier, ignorant totalement l'explication scientifique.

— J'ai bien du mal à imaginer comment vous vivez, dit Anna. Habitez-vous dans une maison ?

— Je dors dans une résidence étudiante avec mon colocataire. Il fait des études de mathématiques, lui. Je crois qu'il commence à trouver très étrange que je ne rentre pas le soir... Sauf hier. »

Tandis que B racontait avec animation qu'il avait accès à tous les jeux vidéo de l'humanité grâce à une sorte d'internet quantique qui ne nécessitait pas de téléchargements, Nok songea que la société du futur confiait bien trop de responsabilités à ses étudiants. Et s'il avait décidé de complètement changer le passé ? J'espère qu'ils font des tests psychologiques, au moins... Mais bon, clairement, s'il a craqué en nous voyant mourir bêtement, il n'y a pas eu d'écrémage.

Le futur était donc capable d'étudier le passé sous toutes ses coutures pour ne pas reproduire les erreurs de l'humanité tout en étant terriblement naïf. Lorsque B se mit à parler de ses parents, qui vivaient dans un appartement d'un pays plus agréable climatiquement que le sien avec un petit chien, Nok décrocha de la conversation. Il n'avait pas envie de considérer le maître des lieux comme un garçon normal. Ma vie ne peut pas être entièrement modifiée par quelqu'un comme lui, ça me rendrait fou...


BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant