51. Juka

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JUKA

Juka ne trouvait pas le sommeil. Le temps s'écoulait avec lenteur tandis qu'elle réfléchissait à plein régime. Agnès était une menace impossible à ignorer. Juka l'aurait égorgée sans regrets. Philémon était adorable avec tout le monde et cette furie avait voulu le tuer ! Il était la dernière personne à le mériter, pourtant. Mais ce qui était encore plus incompréhensible que cette attaque, c'était de laisser Agnès en liberté. Dans son village, on l'aurait au minimum ligotée à un arbre !

Juka n'était pas certaine de comprendre cette histoire d'époques différentes, malgré les dessins plutôt simplifiés d'Anna, mais elle avait saisi que les autres avaient perdu le sens commun.

Si elle avait été capable de parler sa langue, Juka aurait harcelé Philémon jusqu'à ce qu'il les débarrasse d'Agnès. S'il tenait à ce point à ne pas réagir, elle devait le faire à sa place. Pour commencer, elle allait surveiller la meurtrière – elle n'en doutait plus – avec les moyens à sa disposition. Au village, elle avait déjà fabriqué une sorte d'objet lui permettant d'épier ses voisins. Elle le posait contre le mur et le reliait à son oreille. Les portes étant plus fines qu'un mur, elle allait certainement obtenir de meilleurs résultats. Certes, elle ne comprenait pas encore ce qu'elle entendait venant d'Agnès, mais elle ne doutait pas d'y arriver.

« Je peux directement vous fournir tout cela, intervint B. Ce sont deux pots de yaourt reliés par un élastique... ce sera plus efficace qu'avec vos fonds de poteries. »

Juka renifla, un peu vexée, mais hocha la tête avec reconnaissance. Je ne sais pas pourquoi il veut m'aider. L'objet apparut sur ses genoux. Oui, c'est sûr que c'est plus joli. Elle le glissa dans sa robe en peau de vache et fronça les sourcils. Je ferais peut-être mieux de changer de vêtements, pour une fois. Après quelques recherches dans son immense pièce d'habits de rechange, Juka choisit une robe sensiblement différente et y replaça son système d'écoute et son poignard. C'est bon, j'ai tout sur moi. La jeune femme s'habillait de façon pratique. Jamais elle n'aurait porté les vêtements d'Anna, par exemple. Tout ce tissu...

« Oh, vous vouliez épier vos amis ? demanda soudain B. Je ne peux pas vous autoriser à faire cela. Désolé. »

Juka sentit un poids disparaître de sa robe et tapa du pied sur le sol. B lui avait ôté tout moyen de surveiller son entourage. J'y arriverai quand même ! Elle avait passé des jours entiers à se laisser porter par les événements, mais c'était terminé. Elle allait récapituler les choses.

« Tant pis, alors. J'aimerais une grande image avec tous les autres habitants. »

Avec tous ces noms étranges, elle avait peur d'oublier quelqu'un dans sa liste. Lorsqu'une immense peinture apparut sur l'un des murs de sa chambre, elle acquiesça en silence. Bien. Tout d'abord, Philémon. Philémon lui inspirait confiance... mais c'était tout. Il avait toujours été gentil avec elle, légèrement ferme pour la calmer lorsqu'elle agissait par impulsion. Pourtant, elle ne pouvait plus le suivre aveuglément. Il faisait n'importe quoi – trop conciliant, peut-être trop naïf... voire stupide. Il ne fallait plus qu'elle lui obéisse au doigt et à l'œil.

Anna. La jeune femme était très émotive. Beaucoup trop de sentiments dans ses paroles. Il ne fallait pas se laisser aller de la sorte ! Est-ce qu'elle serait amoureuse ? Lorsqu'elle attendait ses dessins, Juka voyait Anna lever les yeux vers Philémon de temps à autres. Elle croit que je ne remarque pas ces choses-là... Et pourtant. Juka était bien plus perspicace qu'elle n'en avait l'air. Elle avait également vu que Charles était terrorisé par son passé, quel qu'il soit. Il est comme moi. Juka s'était promis de ne plus penser à ce dont elle s'était rappelée. Cela n'existait plus. Il n'y avait que cette grande maison et ses nouveaux amis, point.

Nok et Maurice lui semblaient atypiques. Ils se disputaient avec affection, ce qu'elle n'avait encore jamais vu dans son village. Nok était très savant, d'après Anna. Maurice fabriquait des mécanismes pour aller sur la mer. En voyant ces deux hommes, Juka se demandait si la raison de leur présence n'était pas leur étrangeté. Peut-être qu'ils étaient tous extraordinaires dans leurs villages respectifs ! Non, je ne suis rien. Je ne suis pas extraordinaire. Ne pas respecter les règles de la pêche n'était pas si singulier. La jeune femme était certainement ici pour une autre raison... mais elle ne voulait plus le savoir. Je suis un monstre et je veux l'oublier !

Elle se concentra sur les visages de ses amis et fronça les sourcils. Agnès. Agnès était un mystère total. Comment pouvait-on comprendre quelqu'un dont on ne voyait même pas les yeux ? Elle ne voulait pas penser à cette furie. Juka allait l'épier et peut-être découvrir ce qu'elle faisait. Simple, efficace. Peut-être même qu'elle pourrait demander de l'aide à Stanislas !

Le cuisinier était devenu son ami depuis cette soupe à l'oignon. C'était un gros bonhomme très gentil, peut-être un peu trop dans la lune mais adorable. Elle était persuadée qu'il l'aiderait, si elle parvenait à le lui demander. B se faisait un malin plaisir de ne pas l'aider à s'exprimer. Tout le monde comprend ce qu'il dit, il sait ce à quoi je pense, mais il ne peut pas instaurer une compréhension générale. Il ne sait pas tout faire. B n'était pas omniscient, c'était une évidence.

Lemnos et Julius ne lui avaient jamais vraiment adressé la parole. Elle n'avait aucune opinion à leur sujet. Ils s'étaient adaptés plus vite qu'elle à leur nouvelle situation, cependant. Ils parlaient entre eux et avec Camille et Anna, sans complexe. Lemnos, en particulier, avait pris confiance en lui en très peu de temps. Juka était un peu jalouse – elle aurait voulu être à l'aise avec tout le monde. Bon, d'accord, il n'est pas très ami avec Agnès, mais qui l'est réellement ? Même Stanislas commençait à l'éviter comme si elle était atteinte d'une maladie mortelle. Elle lui avait mal parlé pendant leur tout premier dîner tous ensemble, d'ailleurs. Agnès est folle. Stanislas était la dernière personne sur laquelle on avait envie de se mettre en colère ! Il était calme et conciliant, en plus de leur préparer des repas délicieux.

Eric et Camille... je les connais encore moins que Lemnos et Julius. Et pourtant, elle avait côtoyé le premier à la chasse. Elle ne comprenait pas ce qu'il disait, mais Eric avait l'air drôle. Il ressemblait plus aux hommes de son village que n'importe qui autour d'elle : grand, musclé, barbu, affamé mais poli. Ils avaient chassé pendant des heures, dans la forêt et sur la plaine. Lorsqu'ils avaient tué leurs prises, deux cerfs, B leur avait promis de les ranger lui-même dans un système réfrigérant, ou quelque chose comme ça. Bien entendu, il n'était pas venu en personne : les animaux avaient disparu sous leurs yeux. Cet endroit est géré par de la sorcellerie. La vieille chamane aurait été heureuse de voir ce genre de choses de ses propres prunelles fatiguées.

Mais la doyenne du village était aussi loin dans son esprit que sa propre famille et surtout sa mère. Juka n'y repenserait plus jamais, elle se l'était promis. En attendant, elle avait mieux à faire que se lamenter. La protection du groupe était sa nouvelle mission ! Le moindre mouvement d'Agnès serait gravé dans sa mémoire.


BOù les histoires vivent. Découvrez maintenant