Chapitre 3 - Dolores - Taux de mortalité

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La vie à l'hôpital peut parfois prendre des tournures tragiques, mais dans la monotonie du quotidien, même la plus triste des nouvelles peut s'aplanir. Parfois, l'horreur devient banale, insipide, indifférente. C'est précisément à cet instant que le pire est atteint.

Lorsque l'émotion se tait, l'humain disparaît, et si le silence dure trop longtemps, il meurt.

Dolores Rupart se compose un visage de marbre. Son esprit s'évade, il se connecte ailleurs pour éviter de penser, de réfléchir. Après tout, c'est juste une mauvaise fièvre, cela arrive, cela n'a rien à voir avec son injection...

Le médecin gynécologue chef du service annonce, avec une charge d'émotion non feinte, le diagnostic sans appel.

— Malgré nos efforts, nous n'avons pas pu réanimer votre enfant.

En face, les parents sont gris comme les joints du carrelage rugueux, étroits, comprimés par l'injustice du destin. Hier, la vie leur avait fait le plus beau des cadeaux, aujourd'hui, elle le leur a arraché. Lorsqu'un enfant naît, c'est une partie de soi que l'on donne au monde. Lorsqu'il s'en va, le vide ne se comble jamais plus.

Le praticien tente de rester factuel dans ce long échange sur ladite « mort inattendue du nourrisson ». Ce terme est utilisé pour tous les cas de morts survenus brutalement chez un bébé dont aucun antécédent connu ne pouvait laisser prévoir le drame. La discussion perdure jusqu'à ce que la porte se referme sur un chagrin qui lui, restera béant à jamais.

De retour dans le couloir, Dolores adresse un regard de circonstance à son supérieur avant de l'abandonner. Les cloisons défilent. Elle serre les poings à s'en craqueler les jointures. Ses molaires s'écrasent les unes contre les autres pour donner à son visage une tension maximale. Comme une furie, elle déboule dans la salle de repos. Cheveux bruns courts, épaules larges et le visage rond, Dolores aurait fait fureur sur un terrain de rugby. Féminine à ses heures, son charme s'efface quand la colère monte. Aujourd'hui, la rage se mêle à la honte et à la culpabilité. Dans quel enfer s'est-elle embarquée ? Elle bouscule les chaises et moleste la poignée du frigo. Il s'ouvre sur un assortiment d'en-cas piqués aux patients. Le front de l'infirmière se plisse. Mousse au chocolat ou crème vanille ? Les deux ?

Une voix éclate et la sort de son marasme :

— Laisse tomber les crasses, j'ai ce qu'il faut pour te requinquer.

Cette voix, elle la reconnaîtrait entre mille. C'est Valy, la jolie blonde, sa collègue préférée.

*

La tigette en bois provoque un tourbillon dans le gobelet en carton. L'œil du cyclone aspire le sucre et l'envoie se dissoudre dans le liquide noir et brûlant. Dolores relève le nez pour voir son amie revenir du comptoir, armée de deux assiettes, l'une chargée de framboises, l'autre surmontée d'un brownie au chocolat coulant, leur combo favori, leur remède en cas de coups durs.

Elles préfèrent le petit snack à côté du salon de coiffure à la grande cafétéria. Cet établissement plus modeste possède plusieurs avantages stratégiques. Il se situe entre l'entrée principale et les urgences, elles peuvent donc visualiser les deux points d'accès. L'accueil leur dévoile l'infâme Börg, le réceptionniste albinos parachuté par on ne sait quel cousin haut placé, sans doute consanguin vu les formes de son visage. Médire à son sujet constitue leur passe-temps favori. Mais si elles tournaient la tête pour observer le couloir opposé, celui des urgences, elles apercevraient peut-être Oscar. Gracieux, athlétique, souriant, ce latino débordant de charme aurait plutôt sa place dans une pub pour jeans ajustés plutôt que dans un décor d'urgentiste, quoique, un rien l'habille.

L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant