Chapitre 5 - Dolores - Poussez, Madame

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Au cinquième étage, aile B, tout est on ne peut plus calme. Quelques jeunes parents profitent des premiers instants dans le silence ouaté de la maternité. Plus loin, deux futures mamans au ventre arrondi patientent dans leur chambre individuelle en attendant l'intensification du travail.

La porte principale s'ouvre à la volée. Oscar, l'urgentiste ténébreux pousse une chaise roulante. Un cri déchire le silence. Un cri rauque. Dans la salle de repos, Dolo et Valy relèvent la tête en même temps et échangent un regard alarmé.

— C'est quoi ce ...

— Infirmières, nous avons une urgence !!!

Dolo fonce vers la porte, alors qu'un nouveau râle se répand dans les couloirs. Elle s'exclame à l'attention de Valy :

— Appelle le gyné !

Lorsque Dolo rejoint le couloir, elle tombe nez à nez avec Oscar. Un sourire immédiat éclot sur son visage, mais l'infirmière n'a d'yeux que pour l'énorme patiente en souffrance. Béatrice Choclin, septième enfant, obésité morbide, hygiène douteuse et suivi médical inexistant. Des cheveux gras au carré collent sur un visage en transe. Sous sa robe vert pomme, son énorme poitrine se soulève au rythme d'une respiration beaucoup trop rapide. Ses mains agrippent les accoudoirs de son siège lorsqu'elle libère un nouveau râle puissant, lointain, guttural. L'urgentiste annonce :

— Je crois que c'est pour tout de suite.

Sur ces entrefaites, la jolie blonde déboule à son tour.

— Mais c'est quoi ce... oh, salut, Oscar.

Valy le salue d'un air coquin. Il répond par un discret mouvement de tête. Dolo prend les devants.

— En salle d'accouchement, tout de suite !

La troupe se met en route alors qu'un nouveau cri se répand dans les couloirs. De-ci de-là, quelques parents glissent un visage horrifié par la porte sans oser complètement la passer, peur de s'exposer à la source de cet étrange cri.

En quelques secondes, voilà qu'ils intègrent le lieu de délivrance. Une longue table en inox partage la salle en deux. D'un côté, une impressionnante rangée d'armoires emplies de matériel médical rutile, de l'autre, le fameux lit d'accouchement avec ses écarteurs. Il patiente comme un insecte d'acier qui attendrait de se repaître d'une nouvelle proie.

La chaise s'immobilise le long de la table. Sans prévenir, la patiente se lève et claque ses paumes contre le plan de travail métallique. Elle une nouvelle plainte.

Dolo et Valy échangent un regard horrifié. En un clin d'œil, elles comprennent que la patiente est en train de pousser.

— Madame, il faut attendre le gy...

Elle n'entend pas, ses yeux sont injectés de sang. Elle pose son ventre sur la table dans un nouveau cri d'agonie. Oscar regarde ses collègues et demande :

— Euh, je vous laisse ?

Dolo pose une main sur son épaule, il frémit et lui adresse un nouveau sourire. Il faudrait être aveugle pour ne pas comprendre qu'elle lui fait de l'effet. Elle lui souffle :

— Reste s'il te plaît.

Valy s'approche et tente de raisonner la parturiente.

— Madame, s'il vous plaît, restez tranquille, vous risquez de...

Béatrice Choclin profite de la nouvelle venue pour s'appuyer sur son épaule et lever un genou sur la table. Valy s'écrie :

— Aidez-moi vite !

Oscar et Dolo plongent à sa rescousse, mais déjà Béatrice pousse à nouveau. Dolo lance à ses collègues :

— Tenez-la et empêchez-la de glisser. Madame, je vais vous examiner.

Dolo remarque que la patiente ne porte pas de culotte et accueille l'information comme une bonne nouvelle.

— Madame, je vois la tête. Bébé s'est déjà dégagé, c'est pour maintenant.

Elle s'adresse ensuite à ses collègues.

— Tenez-la bien !

Un nouveau cri, long, puissant et en une poussée, elle expulse le bébé que Dolo attrape au vol. Neuf heures du matin, Kévin Choclin vient de voir le jour dans des circonstances atypiques.

Les mains expertes manipulent le bébé avec toute la prudence et la douceur nécessaires. Clamper le cordon, le sectionner, dégager les voies respiratoires du bébé. Notre professionnelle aux cheveux courts plisse le front.

— Il est obstrué, je vais le nettoyer, pas le temps d'attendre le médecin. Valy, tu gères la délivrance du placenta et tu vérifies les signes d'hémo ?

Les hémorragies postnatales restent un des plus grands risques pour les mamans si elles ne sont pas détectées. Heureusement, les deux sages-femmes excellent dans leur domaine et ne sont pas à leur coup d'essai. Béatrice Choclin s'appuie sur l'urgentiste qui l'aide à s'installer sur le lit prévu pour l'accouchement.

— Doucement madame, vous êtes fragilisée, ce n'est pas le moment de faire un faux mouvement.

L'opération aboutie, il annonce :

— Bon, je vous laisse les filles.

Il s'est adressé aux deux, mais en réalité, il n'a d'yeux que pour elle. Dolores ne répond pas, elle est déjà loin et son esprit se focalise sur une tâche nouvelle.

Le sas de la salle d'intervention d'urgence pour les nourrissons en déficience s'ouvre. La sage-femme observe le nouveau-né d'un œil attendri. C'est un beau bébé, un garçon qui doit approcher les quatre kilos et les cinquante-deux centimètres. Il est en pleine santé et n'a besoin d'aucune attention particulière. Pourtant elle ne le ramène pas à sa maman, pas tout de suite. Elle dépasse les couveuses pour passer une nouvelle porte qui mène à la réserve. Malgré la lumière artificielle, la salle possède un côté sombre et écrasé, sans doute à cause de la multitude d'étagères entassées. Dolo se déplace jusqu'au recoin prévu à cet effet, à cet endroit, elle n'est pas visible depuis la porte d'entrée. Le bac en plexiglas n'a pas bougé. Posé comme matériel de rechange, l'infirmière lui destine une utilisation bien différente. D'un geste désormais habituel, elle dépose l'enfant dans le berceau transparent. La sage-femme penche la tête sur le côté, comme si elle évaluait sa victime. Le pauvre chou a pour maman un « cas social », une dame peu instruite, la cible parfaite, du genre à ne pas poser de question et à laisser les inquiétudes dans le tiroir de l'inutilité. Cet enfant démarre avec un sacré handicap dans la vie, sa mère ne viendra pas faire les visites post natales, elle ne l'a pas fait pour les six précédents. Le père est rangé au rang des inconnus et l'aide sociale paie les frais médicaux. Elle s'attarde un dernier moment sur l'enfant. Ira-t-il seulement à l'école ? Elle secoue un visage résigné. D'un geste froid, elle tire la mallette dissimulée sous une armoire. Lorsque le loquet libère l'ouverture, le réceptacle dévoile la dernière seringue. Il ne reste plus qu'une injection à dispenser. Une dernière injection. L'infirmière lève l'aiguille, son regard devient aussi froid que l'acier, il devient meurtrier.

L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant