Chapitre 6 - David - Du papier mâché

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Les spots diffusent leur lumière éclatante dans la salle de réunion dernier cri. Sur le mur, un double écran quatre-vingts pouces surmonté de cameras haute définition préside l'assemblée. Les dispositifs de prise d'image capturent les orateurs avec un système de zoom sensible au son, une caméra « intelligente ».

David est secrétaire de direction. Il rédige les « p.v. » de réunion ou « Minutes of Meeting » pour utiliser le terme international, mais ne prend quasiment jamais la parole. C'est à lui qu'incombe d'organiser les assemblées du comité de direction. Il entend tout mais ne retranscrit que ce qui est destiné au public. Spectateur silencieux, il est les yeux, les oreilles, le stylo, la cheville ouvrière de ce centre de décisions. Autant dire que son absence de ce matin n'est pas passée inaperçue.

Devant la salle de réunion, David transpire. Si Lucie ne l'avait pas retenu, il serait arrivé avec cinq minutes de retard, un délai occasionnel tolérable. Dix-neuf minutes, c'est inacceptable.

Il lève le poignet, hésite, frappe et entre sans attendre.

Dès l'ouverture, tous les regards se tournent vers lui, même la caméra de la vidéo conférence le pointe. L'atmosphère s'alourdit comme si toute l'assemblée venait de retenir son souffle. Léon massacre David en un regard. Seul le chef du département informatique, Jean-Charles de Castel, arbore un sourire sous son brushing poivre et sel.

David baisse les yeux et se glisse vers le siège le plus proche. S'il le pouvait, il rentrerait sous terre. Lorsque son regard croise celui de Léon, il sait que même la plus profonde des galeries ne le mettrait pas à l'abri.

Le regard du dirigeant rétrécit, mais ne s'attarde pas. Il revient vers son invité de marque, Monsieur Arthur Loyds lui-même et son poulain, Douglas.

La fortune de Darville Entreprises vient de ses fondations dans la construction. Une rentabilité performante accumulée sur deux générations qui ne demandait qu'à être investie. Léon a su insuffler un nouvel élan à son entreprise. Le jeune directeur a compris qu'en investissant verticalement, il pouvait non seulement récolter un bon rendement sur l'énorme fortune familiale, mais aussi, diminuer les coûts de sa société. En créant la surprise, Léon a entamé une vaste série de rachats, principalement des marchands de matériaux, mais aussi un spécialiste du béton et un producteur d'acier. C'est cette dernière opération qui offrit son titre de noblesse au dirigeant. Les années suivant le rachat, le prix des métaux connut un boom et les stocks de l'entreprise rapportèrent leur pesant d'or. Cette branche a propulsé la société dans le très prisé CAC 40. Léon fut très rapidement admis dans le cercle très fermé des richissimes PDG. Non content de son succès, Darville constructions, renommée Darville Entreprises, a racheté ensuite quelques-uns de ses clients, principalement des promoteurs immobiliers, des sociétés de lotissements et de location d'immeubles. C'est particulièrement cette branche qui intéresse l'institution financière Loyds & Stanley.

Le porte-parole présente le projet avec aisance. Douglas étale un sourire éclatant. David lui lance des œillades à la dérobée. La cravate à elle seule doit coûter plus cher que l'ensemble de ses propres vêtements. Son regard glisse ensuite sur les autres membres du comité de direction. Un à un, il note la présence de chaque département : ressources humaines, service juridique, gestion du risque, gestion de la conformité, ressources et développement, finance... Tobias Sancteris, le responsable opérationnel et bras droit, est aussi présent. Son regard s'attarde sur Jenny Lisart, la nouvelle responsable communication et relations extérieures. Jeune, blonde, élancée, sophistiquée, elle vient de rejoindre l'entreprise et assiste à sa première réunion. Comme si elle venait de ressentir le regard posé sur elle, sa mire sévère oblique vers le jeune secrétaire. Lorsque leurs regards se croisent, les traits de la directrice s'adoucissent. David sent ses joues rosir et replonge vers ses notes. Il ne voit pas le sourire esquissé à l'autre bout de la pièce. La présentation se précise et il a beaucoup de retard à rattraper. Douglas Loyds, jeune cadre financier débordant d'arrogance poursuit ses explications :

— Nous, Loyds & Stanley, vous proposons une opération simple, transformer le parc immobilier de Darville Entreprises en produits financiers. Nous vous proposons de créer une série de fonds correspondant à vos bâtiments, des SICAFI plus précisément. Loyds & Stanley se chargeraient du montage financier afin de faciliter l'achat de vos bâtiments par des investisseurs de tout horizon. Nous émettrions des titres qui seraient disponibles à l'achat sur toutes les places financières dignes de ce nom. De cette manière, n'importe qui pourrait investir dans vos constructions. Que ce soit ce couple de retraités qui possède une épargne substantielle, ou bien des fonds plus agressifs qui souhaiteraient solidifier leurs avoirs en investissant dans « la brique ». Grâce aux loyers de vos surfaces commerciales ou résidentielles, vous pourriez assurer un bon rendement aux investisseurs. Toutes nos agences proposeraient ce nouveau produit comme un investissement sûr. Cette approche vous procurerait très rapidement une manne importante d'argent frais, de quoi soutenir vos projets futurs sans passer par un emprunt classique à la banque.

La voix de Léon claque.

— Qu'en est-il de la propriété ? Aujourd'hui, nous sommes pleins propriétaires de ce parc immobilier. En adossant ces immeubles à ces titres, nous perdrions cet avantage n'est-ce pas ?

Douglas lui adresse un sourire mielleux.

— Cher Monsieur Darville, votre question est légitime et je vous remercie de l'avoir posée. Laissez-moi donc vous rassurer.

Du coin de l'œil, David remarque un changement d'attitude chez son patron. Léon déteste les retardataires, les avocats et les dentistes, mais il existe une classe qui surpasse ces catégories, un genre qui le met en rogne au-delà du simple désagrément, le genre de personnage qu'il conchie dans tous les sens du terme, car il ne supporte en aucune manière, les lèche-culs.

Léon n'écoute plus. La colère s'accumule et l'éruption est proche. David pose son stylo, car plus rien ne sert de noter. L'orateur vit ses derniers instants.

— Si je comprends bien, vous remplacez le mot propriété par garantie, c'est bien ça ?

Douglas ouvre la bouche, mais rien n'en sort. Ses arguments étaient d'une tout autre nature et il ne fait pas de lien direct entre ses propos et l'intervention du PDG. David sourit. C'est une des méthodes favorites de son patron.

— Si vous permettez, laissez-moi donc vous expliquer ce que vous essayez de me vendre.

— Je... euh oui bien sûr.

— Ici à Darville Entreprises, trois générations se sont évertuées à construire un patrimoine exceptionnel, d'une solidité rare. Des immeubles à Paris dont la valeur immobilière n'a cessé de croître. En périphérie, nous possédons d'immenses zones commerciales, toutes louées à de prestigieuses enseignes pour les décennies à venir.

Il se racle la gorge et laisse planer quelques secondes.

— Vous me proposez de troquer la solidité de mes murs contre du papier.

Son vis-à-vis se rassied visiblement mal à l'aise.

— À vrai dire, il n'y a plus vraiment de papier, ces titres sont dématérialisés...

— Chez Darville Entreprises, nous ne construisons que du solide et vous, Monsieur, ne me proposez que du vent.

Le jeune cadre tente derétorquer mais un regard suffit à le faire taire et à clore le débat.

L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant