Chapitre 9 - Simon - Article en solde

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La joie de vivre inonde la terrasse comme un soleil de midi. Un pavement en pierre bleue accueille des convives souriants, deux familles heureuses de se retrouver autour d'une bonne table. Dans le seau à champagne un « Marina Cvetic » refroidit, un Trebiano d'Abruzzo Riserva issu de raisins blancs croquant de fraicheur. Dans la pelouse d'un vert éclatant, les enfants exultent et tintent la journée de leurs rires cristallins. Un simple ballon, un gobelet rempli d'eau ou quelques bulles de savon valent plus que n'importe quel compte en banque. À l'inverse des fortunes, les plaisirs simples s'apprécient le plus surtout s'ils sont partagés.

Les enceintes stéréo intégrées dans la façade libèrent un rock des années soixante, une playlist utilisée vraisemblablement pendant la guerre du Vietnam. Du haut de ses quarante ans, Grégory se dresse comme un guerrier au retour d'une longue campagne. Athlétique, châtain, vêtu de tissus aussi fins que colorés, il respire la pleine santé. Il lève son verre d'un geste impérieux tout en observant son domaine. Quatre hectares de terrain arboré, une piscine semi-olympique, le premier bassin de 25 mètres est à l'intérieur tandis que l'autre reflète le soleil à fleur de terrasse. Au loin, les nénuphars resplendissent sur leur étang.

Son épouse Cathy discute à un rythme effréné avec Bérénice. Cheveux noirs, lâchés au vent, elles débattent de manière effrénée sur le système d'éducation français. Un sujet aussi problématique qu'insolvable sans réelle impulsion globale.

Le mâle alpha avance vers le barbecue suivi par son meilleur ami Simon. Son compagnon de route ne possède pas du tout la même morphologie. Plutôt grand et mince, son corps surmonté d'une tête chauve et disproportionnée lui donne des allures plutôt intellectuelles et dans une certaine mesure malsaine. Derrière ses yeux globuleux, son esprit hyperactif semble toujours en marche. Chemise blanche et bermuda clair, il rejoint le patio gigantesque où est installé le barbecue. L'espace de cuisson s'intègre dans un abri de jardin surdimensionné. En pierre d'époque, il pourrait à lui seul servir de seconde résidence.

Simon penche son verre vers son ami.

— Santé ! Quel plaisir de prendre un jour de détente.

Grégory répond par un sourire sincère. Il ajoute :

— Santé, je suis vraiment content que vous soyez venus.

Un regard s'échange, de ceux qui en disent long. Simon demande :

— Comment va ta « grande » ?

— Elle ne rentre pas ce week-end. Encore trois ans avant les études supérieures. Je lui ai sécurisé une place à l'ENA* si elle se dirige vers la fonction publique.

L'hôte hausse les épaules.

— Si en revanche elle penche pour le commerce, j'ai un bon plan à Lausanne.

Il pivote vers son invité.

— Et tu auras les mêmes chances pour les tiens. Mais avant cela, tu as encore un peu de chemin à faire.

Une vibration dans le bermuda interrompt leurs conversations. La main de Simon plonge dans la poche en toile. Un message sur lequel il peut lire :

« Sortie prévue pour cet après-midi »

L'homme chauve se crispe. Les heures suivantes ne seront plus à la détente. Grégory l'observe, silencieux. Sans qu'un mot ne soit échangé, il comprend. Le portable vibre à nouveau, un appel cette fois.

— Brani ?

Le ton de Simon a perdu toute chaleur.

— Oui Monsieur.

— Fais vite, je suis occupé.

L'interlocuteur poursuit avec un accent marqué par ses origines slaves.

— Monsieur, le personnel hôtelier ne se montre pas coopératif.

— Et ils ont toujours tous leurs doigts ?

— Monsieur, c'est un secteur dirigé par Monsieur Constantin. Je ne peux rien faire...

De la terrasse, les conjointes radieuses approchent les bras chargés de plateaux de fruits de mer. Simon serre les dents et ravale son mécontentement.

— Organise une réunion, nous irons à Prague ce soir.

Cathy approche le sourire aux lèvres.

— Ah ces hommes, toujours accrochés au téléphone.

Le plateau nappé de glace accueille un mélange de langoustes, de noix de coquilles Saint Jacques et d'une multitude de crustacés de toute première fraîcheur. Bérénice arbore un pli soucieux sur le front. Elle perçoit immédiatement la tension chez son mari. Il raccroche et la regarde.

— Je suis désolé, mais un client vient d'avoir un sinistre.

Cathy lève les yeux au ciel.

— Moi qui croyais que le métier d'assureur était d'une tranquillité ennuyeuse. Tu es corvéable à merci dirait-on.

Simon lance un regard en coin en direction de Grégory.

— Tu n'as pas idée...

*

Un nouvel appel s'est immiscé dans la quiétude de ce dimanche. Avant Prague, Simon doit récupérer un coli, à l'hôpital. Deux heures se sont écoulées depuis le départ de la villa. À l'arrière de sa Mercedes noire, Simon s'impatiente. Au volant, un chauffeur au gabarit démesuré se tient prêt à enclencher la première. Garés sur un emplacement temporaire, ils guettent les allées et venues de l'hôpital Lavoisier. Visiteurs, patients et corps médical se mélangent pour une cigarette, un café ou juste pour prendre l'air. Le flot de passants lui demande une attention constante. Pas question de la rater. Simon tente d'éviter de penser à ses amis et à sa femme, en vain. À cette heure, ils profitent sans doute de la piscine. Le plateau de crustacés avait l'air délicieux. Il enrage. Le pire réside dans la mission suivante. Si seulement il avait pu s'en tenir à une réception à l'hôpital, il aurait pu les rejoindre et reprendre le cours de la fête ensuite, mais le cours des choses en a voulu autrement, un avion privé l'attend pour l'emmener à Prague.

Simon focalise son attention sur sa tâche première. Afin de la reconnaître, il se remémore leur première rencontre. Un logement social à l'odeur de litière et de graisse à frites et une luminosité faible de fin de soirée. Enceinte jusqu'au bout des yeux, son obésité morbide masquait presque sa grossesse. Il s'en rappelle comme si c'était hier. Elle aspirait les cigarettes comme si elle sifflait du cola à la paille. Porteuse de son septième enfant, elle a signé l'offre sans sourciller. Les explications sur l'avenir de son fils semblaient sans intérêt. La liasse de cinq mille euros d'acompte, en revanche, alluma un halo presque dément dans ses yeux. Il se souvient de sa réaction lorsqu'il lui a annoncé la promesse de cinquante mille supplémentaires à la livraison. Elle a d'abord tiré presque une demi-clope en une inspiration. Ensuite, elle a demandé si Simon ne voulait pas en commander un autre. Les arguments sur sa fertilité le dégouttèrent profondément. Selon sa « cliente » elle pourrait rapidement en « faire » un huitième.

Du mouvement, une dame imposante en robe vert pomme s'appuie sur une poussette. Béatrice Choclin sort des urgences d'un pas lent. Du visage, elle balaie les environs à la recherche de son rendez-vous. D'un geste vif, Simon tapote l'épaule de son chauffeur avant de pointer la cible du doigt.

— C'est elle Brani.

Le moteur vrombit, et dans la clarté d'une après-midi sans nuages, la berline noire approche de sa cible, comme un prédateur de sa proie.



*L'École nationale d'administration (ENA) est chargée d'assurer la sélection et la formation initiale et continue des hauts fonctionnaires de l'État français. L'école accueille chaque année à Strasbourg une centaine d'élèves. Les 6 500 anciens élèves de l'école sont populairement appelés « énarques » et comptent quatre présidents de la République, huit Premiers ministres, de nombreux ministres et secrétaires d'État.

L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant