Pour Chloé et Max, les heures de cours s'écoulent dans le sablier de la torture. Chaque minute est un nouvel éclat de verre pilé à déglutir. Les cours théoriques s'enchainent, mais dans leurs esprits, les démonstrations mathématiques ne s'impriment pas. La place indélébile est déjà prise par le portrait brisé de Nicolas, Nic, dont la disparition porte désormais les marques du mensonge et du meurtre.
Le temps défile et les deux ados ne peuvent s'empêcher d'échanger des œillades névrosées. Aussi complices qu'inquiets, ils ne tiennent plus sur leur chaise. Le désespoir et l'anxiété se marquent à coup de lèvres mordues, de mâchoires comprimées. Le vide devient leur refuge. Leurs avants bras rougissent, labourés par leurs ongles révoltés. Les gestes sont dérisoires. Seul le besoin de parler les sauvera. En eux, bouillonne l'envie de crier, de hurler afin de laisser éclater la vérité. La mort de leur ami ne relève pas d'une chute liée à l'alcoolisme. Ici, quelque part au cœur de cet Institut se cache l'explication.
En pleine classe, ils ne suivent la leçon que d'un œil. Le cours est en réalité une vidéo conférence où chaque étape est agrémentée par des illustrations vivantes. La trigonométrie permet de décomposer n'importe quel polygone, quel que soit son nombre de côtés. Chloé et Max en ont la nausée. Un Docteur en jeans explique de manière assez décontractée comment appliquer la trigonométrie pour trianguler un territoire afin de le cartographier.
Après une attente interminable, la vidéo s'arrête et sonne la fin de la partie théorique. Place à la pratique. Les deux ados se lèvent les premiers, comme s'ils attendaient cet instant avec impatience. D'un bond, ils se rejoignent pour former un groupe. Les travaux pratiques se réalisent souvent par deux, Chloé et Max n'allaient pas rater cette occasion.
En quelques pas, ils se rapprochent du fond de la classe, passent la porte pour rejoindre la salle de création. Un endroit aussi coloré qu'insolite. Des sièges molletonnés en forme de demi-lune, d'autres s'apparentent plus au côté incurvé de pétales de fleurs. Sur les murs, des formes géométriques de toutes tailles sont savamment agencées pour évoquer mille et un possibles, il suffit d'avoir de l'imagination. Dans cette salle, les codes ne sont pas à respecter, bien au contraire, il s'agit d'en créer de nouveaux. Les notions assez « simples » de trigonométrie exposées quelques instants plus tôt doivent à présent être modélisés dans un algorithme. Le codage est devenu un exercice quotidien pour ces ados, un nouveau langage en quelque sorte. Une forme d'expression ou de traduction à laquelle ils s'adonnent tous les jours. La structure de leur journée se répète toujours de la même manière. D'abord ils abordent une matière théorique. Ensuite, ils doivent « expliquer » ce qu'ils ont compris à un ordinateur. Toutes les notions apprises sont à chaque fois retranscrites en codes. Lorsqu'ils sortiront de cette école, ces étudiants parleront mieux aux machines qu'aux humains.
Chloé et Max rejoignent un coin qui pourrait rappeler un potager. Deux bancs « haricots » se font face. Au centre, une table en forme de chou-fleur surmonté d'un écran tactile incurvé les attend.
Max allume la tablette et étale sur le plan de travail quelques feuilles de notes prises à la volée. C'est Chloé qui prend la parole la première. Les yeux rivés dans le vague, elle parle de manière incontrôlée :
— Je crois que je vais devenir dingue Max... Je ne vais pas pouvoir tenir une minute de plus ici. J'ai envie de hurler.
Il la regarde alarmé et secoue la tête comme pour lui faire passer un message. Le regard de Chloé traverse Maxime. Les larmes lui monte aux yeux alors qu'elle revit la scène d'hier.
— Non mais tu peux seulement comprendre ce qu'il s'est passé hier ?
Alors qu'elle ouvre la bouche pour relater des évènements de la veille. Il pose une main sur la sienne et lui sert la main de manière un peu trop vive. Le contact interrompt le discours de sa petite amie. Il griffonne sur sa feuille de note : « N'en dis pas trop, les tablettes ont des oreilles ». Le visage de l'étudiante devient aussi blanc que la brassicacée qui leur sert de table.
Un court silence s'installe. Ensuite, elle comprend, et décide de changer d'attitude. Lorsqu'elle reprend la parole, c'est sa raison et non ses émotions qui guide sa voix :
— Ce suicide, ça me retourne, je ne sais pas si je m'en remettrai un jour. Nic... Il avait l'air si bien, hier, en classe. Je n'aurais jamais imaginé qu'il se suiciderait.
Les larmes lui montent aux yeux. Max hoche la tête avant de gribouiller un nouveau message. « J'ai trouvé quelque chose dans le bureau de Starsky, il faut que je t'en parle, on doit comprendre ce qu'il se passe ici... » Le visage de la jeune fille se durcit. Cette fois elle ajoute d'un air glacial :
— Mon père tout comme celui de Nic a beaucoup investi dans cet établissement. Je vais lui en parler.
Elle termine sa phrase en posant le doigt sur les derniers mots de Maxime en signe d'approbation avec sa dernière phrase. Avant que son crayon ne puisse répliquer quoi que ce soit. La porte du fond s'ouvre.
Les deux ados s'échangent un regard qui voudrait dire : « Déjà ? ». Ils viennent à peine de rentrer en classe créative, leur exercice devrait durer jusqu'à la pause de midi. Le directeur, Monsieur Lampon, surgit dans son costume gris et se dirige à grands pas vers le fond de la classe, vers eux. Max, animé par un réflexe instinctif entreprend de gommer de manière énergique sa feuille de brouillon. En quelques pas, le doyen les rejoint. Plantés autour de leur chou, les deux ados n'en mènent pas large. Monsieur Lampon oblique ses sourcils sévères dans leur direction. Chez Chloé et Max, tous les signaux d'alarme virent au rouge. Interdits, ils retiennent leur souffle, pendu aux lèvres du directeur. Ce dernier croise les mains derrière le dos. Il s'adresse à l'étudiante de manière neutre.
— Mademoiselle, veuillez me suivre s'il vous plaît.
Un afflux sanguin rougit les pommettes de la jeune femme. Elle répond pourtant avec assurance.
— Je peux savoir de quoi il s'agit ?
Le Doyen relève légèrement le menton. Un silence d'une seconde à peine s'installe. Pour les deux élèves, il dure une éternité.
— Vous étiez la dernière petite amie de Monsieur Trémy, n'est-ce pas ?
À ces mots, Chloé se mord les lèvres alors que Max ressent un malaise immédiat. Ses yeux chavirent vers elle dans l'attente d'une réponse. Elle ferme les yeux et souffle :
— C'est exact mais...
D'autres élèves tournent la tête dans leur direction, la discussion devient intéressante. Max ressent un malaise. Chloé et Nic étaient-ils donc ensemble, avant ? Le directeur ne leur laisse pas le temps de réagir. Monsieur Lampion pose ses deux paumes sur le plan de travail et avance son visage vers l'étudiante. Acculée, elle entend le doyen dire.
— Je vous demanderai d'arrêter de discuter, notre conversation trouble l'exercice en cours et dissipe vos condisciples. À présent, vous allez vous lever et me suivre.
Le ton n'a plus rien de neutre. Elle cherche un prétexte, une parade, mais elle ne trouve aucune excuse valable. Sans un mot, elle se lève. Elle adresse un regard implorant vers Max. Ce dernier voudrait bondir de sa chaise pour lui venir en aide. Il ouvre la bouche pour intervenir mais un regard assassin du directeur le cloue sur place. Déjà, Chloé se dirige vers la sortie.
Impuissant, Max l'observe quitter les lieux à petits pas. Alors qu'elle passe la porte, il s'interroge sur la suite. Une étrange sensation le traverse comme si derrière cette porte se cachait le plus grand des dangers, comme si ce regard implorant était le dernier souvenir que Maxime gardera de Chloé. Et si elle aussi, était destinée à disparaître ?
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L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]
Mystery / ThrillerDolores, sage-femme de profession, a reçu de nouvelles injections à administrer à sa très jeune patientèle. Pourra-t-elle encore laisser sa conscience de côté face à l'horreur de ses actes? Son fils vient d'intégrer un mystérieux Institut, L'Égaleas...