Chapitre 24 - David - Venue d'ailleurs

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Le soleil dessine sur la Vltava sa dernière toile et signe de ses teintes orangées la fin d'une journée bien remplie. David observe les feux crépitants de l'astre à bout de course dont les derniers reflets caressent la vieille ville dans un bain de lumière tamisée. Au pied des marches de l'hôtel, le pont Charles trace au-dessus de l'eau un chemin, une voie, celle qui les conduira vers un jour nouveau. Le secrétaire ignore les deux molosses qui ne les quittent pas des yeux dans le contrejour d'une terrasse. Il pose les mains sur ses hanches. Ses bras forment deux arceaux victorieux. Feignant d'ignorer un danger aussi prégnant qu'assassin, il observe la ville comme si elle lui appartenait. Lorsqu'elle arrive à sa hauteur, elle glisse un bras sous le sien et lui donne l'impulsion nécessaire au mouvement. Parfois, aller de l'avant ne demande que la simplicité d'une compagne, avec elle, ses souliers semblent plus légers. Il sourit à l'horizon et lance d'un ton taquin :

— Prends garde, je pourrais m'habituer.

Pour toute réponse, elle le serre un peu plus contre elle. Il ne sait comment interpréter son étreinte. Rappel à l'ordre ou réaction spontanée ? Lorsqu'ils foulent les pavés du pont aux trente statues, un véritable tableau les accueille. Le chemin de pierre traverse l'eau pour venir aboutir aux pieds d'une ville majestueuse. Les bâtiments d'époque coiffés de tuiles rouges devisent avec les mille clochers dont les pointes magistrales viennent piquer un ciel couleur corail. Subjugués par tant de beauté, ils glissent entre les effigies de saints dont les visages inclinés semblent leur envoyer de discrets saluts.

À mi-parcours, une mélodie étrange tinte l'atmosphère de ses notes cristallines. Le temps suspend son cours, l'apesanteur opère, comme si l'instant devait durer une éternité. L'impression de vivre un moment particulier les prend au dépourvu et sans le vouloir, comme portés par ce rythme venu d'ailleurs, ils se dirigent vers la source de cette musique unique. Au centre d'un léger attroupement, un homme assis sur une caisse en bois joue d'un instrument très particulier. Devant lui, des verres de cristal disposés en arc de cercle, comme s'il s'agissait d'un orgue d'église, délivrent un son d'une pureté inimitable. Les doigts du musicien sautent d'un verre à l'autre, ils ondoient en bordure de calice. Les gestes circulaires sur le bord des coupes libèrent une suite de notes cristallines. La pression est juste. La quantité d'eau « millilitrée » permet de varier les gammes. Chaque son sublime le précédent dans un ensemble hypnotique. C'est comme si à chaque pression sur les verres, l'âme du public se synchronisait avec les vibrations, comme un langage venu d'ailleurs qui résonnerait à un autre niveau. Ce concerto improvisé les touche en plein cœur. David ressent un frisson. Elle emprisonne un peu son bras dans le sien. Cette fois, l'étreinte n'est pas professionnelle, il en est certain. Le secrétaire ose un regard furtif sur son visage dessiné au pinceau. Derrière ses cheveux blonds lâchés au vent, il perçoit des larmes. Sa gorge se noue, elle se comprime. Il ne sait comment réagir. Comme si elle venait de ressentir le malaise de son compagnon, elle se redresse et d'une légère pression, le pousse à reprendre leur route. Au passage, David glisse la main dans la poche, en tire un billet qu'il dépose dans une boite en fer aussi vieille que le musicien. Celui-ci incline légèrement la tête à la manière des statues qui les surplombent et dans la fraîcheur d'une soirée printanière, ils s'évaporent vers les chandelles d'un dîner aux délicieuses promesses.

Les portes du restaurant s'ouvrent, David laisse Jenny passer, un léger sourire indique que la galanterie reste appréciée. L'endroit est une véritable usine à touristes, une multitude de tables aux nappes blanches sont agencées pour recevoir une armée de convives. Sur le côté, un bar longe la salle sur toute sa largeur. Il pourrait, à lui seul, accueillir une vingtaine de serveurs sans que ceux-ci ne se marchent sur les pieds.

Les deux tourtereaux s'installent. Bien que joliment décorée, la brasserie reste assez bruyante. Jenny sourit et lui lance.

— Quel bruit de fond ! Tu aurais pu choisir un endroit un peu plus intime.

L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant