L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]

Chapitre 2 - Bill Doors - Place forte

La porte se referme, la poignée expire et libère un Bill Doors exténué. Son allure élancée n'est plus qu'un mirage. Écrasé sur lui-même, il marque une pause devant la salle de réunion qu'il vient de quitter. Trois heures, trois longues heures de discussion avec Nelson Task, l'emblématique patron de Skylab et de Automotive Electrics. La chemise de Bill est à tordre. Jamais il n'avait dû mentir à ce point. Un échange digne d'un combat de boxe. À aucun moment, il n'a baissé la garde. Rendre coup pour coup, se battre à chaque phrase, entre chaque réplique, lancer ce regard, celui qu'il enfonce comme une provocation, celui qui dit : viens si tu l'oses. Task, l'entrepreneur de Automotive Electrics voulait son précieux algorithme, il le voulait à tout prix. Dix milliards de dollars pour un code informatique. Bill le lui a refusé, il lui a tenu tête. Personne ne s'interpose sur le chemin de Nelson Task, mais Bill n'est pas fait de coton, ses fibres sont solides, enracinées dans un succès qu'il a su implanter par la seule force de son travail et de ses idées. Pourtant, Task a sorti le grand jeu, les sales dossiers, le chantage, la flatterie et toutes ces merdes qu'on jette au visage en prétextant la bienveillance. Il l'a même serré dans ses bras comme s'il s'agissait de son frère. Il l'a supplié prétextant que la survie du monde dépendait de cette avancée technologique. Mais Bill a tenu. Il a soutenu que c'était impossible d'établir pareille formule, qu'il ne possédait pas l'algorithme, qu'il ne l'avait jamais possédé. Ce n'était pas tout à fait faux, l'unique version existante du code est imprimée sur une clé USB. Ce seul exemplaire a été remis à son bras droit, quelques minutes avant la réunion. Un savoir qui ne peut en aucun cas tomber dans les mains d'un illuminé.

*

Enfin seul, Bill referme la porte de la salle de réunion. Ce n'est plus la poignée qui expire, c'est lui. Victorieux, mais épuisé, il réalise que cette partie du plan était en réalité la plus facile. Il saisit son téléphone portable et d'un touché du doigt compose un numéro.

— Wendy ?

— Oui Monsieur ?

— Pourriez-vous vous assurez que le « - 3 » soit vide ? J'ai une tache que j'aimerais accomplir seul.

Un silence entrecoupé de bruits de clavier s'installe lorsque Wendy répond :

— C'est en ordre, Monsieur, le message a bien été relayé, l'étage sera à votre disposition dans quelques minutes.

Il souffle :

— Bien, merci Wendy. Tu peux rentrer chez toi maintenant. Il est tard.

Un nouveau silence. Visiblement l'assistante perçoit quelque chose d'anormal. Elle répond :

— Tout va bien Monsieur ?

— Bonsoir Wendy.

D'un geste, la conversation prend fin. Vide de toute énergie, il prend la direction de la salle des serveurs. Les couloirs dépeuplés défilent. Les yeux tirés du chef d'entreprise glissent sur des bureaux en veille. L'heure avancée a eu raison de la majorité de son personnel. De manière éparse, quelques acharnés poursuivent le travail. Bill les salue de loin sans s'attarder. L'entreprise favorise des têtes fraîches plutôt que les horaires drastiques. Mais ce soir, Bill ne pense pas au bien-être de ses collaborateurs. Son front se plisse, son visage presque gris dévoile la tourmente d'un combat intérieur. Il passe une main fatiguée sur son cou tendu. Si Bill avait observé sa paume, il aurait remarqué cette légère trace de sang étalée par ses doigts sur sa nuque. Une trace de sang qui n'existait pas quelques heures plus tôt.

L'ascenseur se rapproche et avec lui l'ultime destination. Son doigt sélectionne le « -3 », la salle des serveurs. Sa descente lui évoque une incursion en enfer.