Astrid Bléger, soixante ans, une carrière aussi complète que rigoureuse. Ses études de commerce l'ont dirigée vers l'audit et le contrôle de gestion. Avec une maman pharmacienne, Astrid a choisi comme terrain de jeu un milieu porteur, le secteur médical. Son père gradé dans l'armée française a rapidement suggéré sa propre fille comme une ressource utile pour la France. Consultante pour le ministère, ses inspections font désormais loi dans le milieu.
Sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille. C'est à trente-deux ans, lors d'une mission en Algérie qu'elle contracta une hépatite c. Sa volonté d'aller au bout de sa mission malgré les premiers symptômes lui coûta sa grossesse et sa fertilité. Si déjà à l'époque les états d'âmes la concernaient peu, aujourd'hui, les bons sentiments la révulsent. Depuis ce jour tragique, elle cherche une revanche sur la vie et traque les émotions comme des témoins à charge. Les faiblesses sont des brèches dans lesquelles elles s'engouffrent comme du poison afin d'atteindre le cœur des problèmes. À ce jour, il n'existe pas de cas non résolu dans le dossier Bléger. La France exige des réponses sur le taux de mortalité infantile de cet hôpital et Astrid est déjà en bonne voie.
*
L'inspectrice s'est approprié une salle de consultations comme bureau personnel. La pièce rectangulaire s'allonge pour aboutir au mobilier administratif. Lorsque Dolo referme la porte, elle a l'impression de pénétrer dans une nouvelle dimension. Un univers d'ouate aux odeurs de formol. La sensation d'être un rongeur que l'on s'apprête à disséquer l'assaille.
L'ancêtre aux yeux pointus relève son viseur en direction de sa cible.
— Mademoiselle Rupart.
Sa voix rocailleuse semble souffrir d'un tabagisme excessif.
— Venez vous assoir, je vous prie.
La sage-femme obtempère en silence. Elle remarque un énorme dossier papier qui consiste en une addition de fardes à rabat. Sur la première, elle peut lire son nom en toutes lettres : RUPART.
— Depuis combien de temps travaillez-vous dans ce service ?
Visiblement, Madame Bléger ne s'embarrasse pas des formalités d'usage et est plutôt du genre à se rendre droit au but. Dolo s'assied et répond :
— Huit ans.
L'inspectrice se saisit d'une feuille de papier blanc et d'un stylo-bille.
— Vous n'avez jamais songé à un changement de carrière ?
L'infirmière secoue la tête en signe de négation. Son interlocutrice lui adresse un regard sévère et lui lance sur un ton sec :
— Je vous prie de me répondre verbalement.
Dolo plante son regard dans celui d'Astrid et réplique de manière froide :
— Non, je n'ai jamais songé à un changement de carrière. J'aime mon travail et je compte bien le garder.
Madame Bléger griffonne des indications au rythme des paroles de Dolores. L'entretien ressemble de plus en plus à un interrogatoire. Dolo ressent un malaise.
— Comment ressentez-vous cette séance de questions-réponses. Êtes-vous plus tendue que d'habitude ?
L'infirmière ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort. L'enquêtrice lui lance une œillade sentencieuse. Finalement, la sage-femme parvient à articuler :
— Euh... non, pas vraiment, enfin un peu, c'est la première fois que je fais cet exercice et c'est un peu...
Dolo cherche ses mots. Madame Bléger reprend :
— Un peu ?
— Un peu déstabilisant.
Le stylo ajoute une nouvelle annotation. Dolores parvient à lire sur la feuille de papier le mot : déstabilisée souligné trois fois.
— Selon vous, à quel moment une sage-femme serait-elle supposée administrer des soins, seule à seul, avec un nouveau-né ?
Un signal d'alarme résonne chez l'infirmière. Elle répond, catégorique :
— À aucun moment.
Astrid Bléger l'observe l'espace de longues secondes, comme si l'insecte jusqu'alors insignifiant venait de piquer sa curiosité.
— Quelle assertivité dans votre réponse Madame Rupart...
Elle ponctue sa phrase d'un sourire glacial.
— Vous êtes donc formelle ? En aucun cas une infirmière n'est supposée administrer des soins, seule à seule avec un nourrisson ?
Un nouveau sursaut intérieur secoue Dolores. Son instinct crie au piège. Dolo se pare à présent du masque de l'écervelée.
— Suis-je bête, évidemment il y a des exceptions. En cas d'hémorragie postnatale par exemple. Lorsque la Maman doit être amenée d'urgence en salle d'op et que l'enfant ne montre aucun signe de détresse immédiat, alors, il arrive que la sage-femme lui prodigue les soins classiques, elle le nettoie, s'assure que ses voies respiratoires soient claires et si ce n'est pas encore fait, s'occupe du cordon. Elle peut également effectuer un test de sucre si nécessaire.
L'infirmière a ajouté sa dernière phrase un peu trop vite. Cette fois, Madame Bléger ajoute une note sur sa feuille que Dolores ne parvient pas à déchiffrer. Lorsque l'enquêtrice relève son regard, la sage-femme y lit une expression amicale qu'elle n'avait encore jamais vue auparavant. Un visage avenant qui ne lui dit rien qui vaille. L'auditrice hoche la tête avec une expression de satisfaction. Elle replie ensuite sa feuille de papier qu'elle glisse dans SON dossier.
— Bien, je vous remercier madame Rupart, vous avez répondu à mes questions, ce sera tout pour le moment.
Dolores se lève prestement.
— Avec plaisir. Je vous souhaite une bonne journée.
Alors qu'elle se dirige vers la porte, elle peut sentir un regard froid l'accompagner jusqu'à la sortie. Quelles que soient les conclusions, rien de bon ne ressortira de cette entrevue.
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L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]
Mystery / ThrillerDolores, sage-femme de profession, a reçu de nouvelles injections à administrer à sa très jeune patientèle. Pourra-t-elle encore laisser sa conscience de côté face à l'horreur de ses actes? Son fils vient d'intégrer un mystérieux Institut, L'Égaleas...