L'horloge digitale indique presque neuf heures lorsque son coupé blanc pénètre dans la propriété. Un chemin connu par cœur, mais souvent arpenté avant l'aube. Plus de deux heures de retard, il s'attend à un sacré savon. Les retardataires n'existent pas dans sa profession. Le véhicule se fraie un chemin sur un tracé long de plusieurs kilomètres. La propriété possède deux sections, la première est un dédale d'entrepôts où camions et fournisseurs s'entrecroisent. S'il avait pris une douche et un bon petit-déjeuner, David n'aurait pas manqué la berline noire qui prenait le chemin de la sortie ou, peut-être, a-t-il juste fait semblant de ne pas la voir.
Embué dans son réveil catastrophe, le jeune cadre emprunte le chemin habituel sans se douter de ce qui l'attend. Devant lui, la vue se dégage et l'activité routière décroît. Au bout du chemin, derrière la drève de châtaigniers, s'élève sur plusieurs étages, l'impressionnante bâtisse. Dans son écrin verdoyant jaillit le siège administratif de Darville Entreprises.
Plus loin, une étendue boisée s'étend derrière le complexe et marque le début de la seconde section de la propriété. Ces quelques hectares de verdure marquent la frontière entre vie privée et professionnelle pour les Darville. Au cœur de cette nature épaisse et insondable se cache leur manoir où de rares privilégiés sont conviés.
À l'entrée du siège, le drapeau arborant l'enseigne de l'entreprise claque au vent. Les pneus crissent et une inspiration plus tard, David s'élance à l'assaut des premières marches.
Sa course est interrompue par une silhouette élancée. La nouvelle venue quitte la réception. Sur le perron, elle le surplombe de toute sa splendeur. David ressent une tension immédiate. Cette allure, il la reconnaîtrait entre mille. Un léger parfum de lilas vient confirmer ses pensées. Lucie, Lucie lui fait face. Lucie Darville, la fille du magnat de la construction, son patron. Sans prendre la peine de la saluer, il lui lance d'une voix asphyxiée :
— Je suis en retard ?
— Non, non, rassure-toi, tout va bien, respire David.
Elle lui adresse un sourire d'ange. Il fond. Cheveux roux lâchés sur des épaules athlétiques. Elle porte une jolie blouse turquoise dont les notes lagune s'accordent parfaitement avec ses yeux clairs.
L'état nerveux du jeune employé est si flagrant qu'elle s'approche et pose une main sur son épaule. Son contact l'électrise.
— Je t'assure David, tout va bien, ralentit, reprends ton souffle. Tu es dans les temps.
Il secoue une tête dépitée.
— Ton père devait rencontrer un futur partenaire, la réunion était super importante, oh bon sang, il va me flinguer.
Elle lève les yeux au ciel.
— Ne te donne pas trop d'importance Dave...
Il déteste quand elle l'appelle comme cela.
— ...la réunion vient juste d'être déplacée. Il est dans son bureau en train de relire les comptes rendus du comité d'entreprise. Relax, tu as le temps, ton retard de ce matin passera inaperçu.
Un véritable soulagement allège les épaules du retardataire. Lucie adopte une position de recul pour analyser sa tenue. Impitoyables, ses yeux l'inspectent de la tête aux pieds. Le scan terminé, la riche héritière lui lance :
— J'espère au moins qu'elle était jolie pour te valoir un retard pareil...
Dave balbutie :
— Je... Non Lucie, ce n'est absolument pas ça...
Elle hausse les épaules.
— Répète-moi ça avec l'arrière de ta chemise rentré dans le pantalon et je ferai semblant de te croire.
— Je...de...quoi ?
La réponse de David, aussi inintelligible que pathétique lui arrache un semblant de sourire.
— Je te conseille de boire un bon café avant d'attaquer la journée, on dirait que tu n'as pas les yeux en face des trous. La nuit a dû être longue...
Elle achève sa phrase d'un ton un peu trop sec.
Sans lui laisser la moindre chance de répondre, elle poursuit sa route comme si le monde lui appartenait. Sans plus attendre, elle disparaît derrière les vitres fumées de son SUV hors de prix. David prend le temps de l'observer quitter les lieux. Même à l'abri dans son véhicule, elle capture toute son attention. Si le trentenaire ne vivait que des aventures d'un soir, ce n'était pas vraiment par choix. Son cœur n'en aurait pas supporté plus. Son cœur, elle le lui avait volé, il y a des années de cela.
L'air mélancolique, il réajuste sa tenue et glisse les mains dans les poches de son pantalon avant de se diriger vers la réception. D'un pas désormais nonchalant, il entre, libéré du stress qui l'opprimait jusqu'alors. Les portes automatiques s'ouvrent. Derrière le comptoir, Azizah dirige l'accueil d'une main de maître. Peau d'ébène, toujours apprêtée, l'âge n'a pas de prise sur son charme ni sur la rigueur de son travail.
— Salut Azizah, lui lance David.
Elle lui répond d'un air empressé, complètement inhabituel :
— David ! Mais enfin David où étais-tu ! Léon t'a cherché partout, il a eu une réunion imprévue de grand matin et comptait sur toi pour l'assister. Plus d'une heure que nous essayons de t'appeler et tu es injoignable !
Abasourdi, le jeune cadre soulève son smartphone éteint, dans l'espoir de se justifier.
— La batterie m'a lâché et je n'étais pas au courant pour cette entrevue dont tu me parles.
Il soupire et hausse les épaules avant d'ajouter :
— J'ai aussi cru comprendre que la réunion avec Loyds & Stanley de ce matin avait été repoussée ?
Un affreux doute l'envahit.
— Elle est bien repoussée n'est-ce pas ?
L'incompréhension marque les traits de la réceptionniste.
— Mais que racontes-tu ? Pas du tout ! La réunion a commencé à neuf heures comme prévu, et toi tu arrives les mains dans les poches !
Son regard noircit en une fraction de seconde.
Merci, Lucie, je te revaudrai ça. L'instant qui suit, David s'élance en direction de la salle de réunion sans donner cher de sa peau.
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L'Égalease - [GAGNANT WATTYS 2022]
Mystery / ThrillerDolores, sage-femme de profession, a reçu de nouvelles injections à administrer à sa très jeune patientèle. Pourra-t-elle encore laisser sa conscience de côté face à l'horreur de ses actes? Son fils vient d'intégrer un mystérieux Institut, L'Égaleas...