Limite d'un poème (et de toute littérature) - making of

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Si l'on définit avec noblesse et ambition la poésie et plus vastement la littérature comme l'effort textuel vers la découverte et la transmission de réalités nouvelles, c'est-à-dire, plutôt que comme inconséquence et délassement, comme un progrès – ce qui les différencie du simple livre, du banal bouquin où le lecteur se retrouve et se confirme au lieu de changer –, alors il est nécessaire d'admettre que ce qui nuit le plus à cette aspiration supérieure est le perpétuel goût du cliché, du proverbe, du déjà-dit, et plus généralement de tous les amalgames par lesquels les hommes associent des mots et des idées, ce qu'on appelle connotations. Si l'on veut atteindre à quelque innovation verbalisée ou à un affinement dans les idées chez l'écrivain ou le lecteur, il est impératif de se débarrasser du système mental qui fige et emprisonne la pensée, comme les symboles, auquel les termes tendent à renvoyer. Il ne s'agit pas de vider le langage de sa substance collective, mais d'en identifier les influences de facilité, de le circonstancier pour le modaliser, d'expliciter ce qui relève de la tendance et de la distinguer de l'effort, de lui donner la rigueur qui lui manque, de manière à le solidifier en un substrat solide, à séparer le fiable du supposé, à éviter l'imprécis et le tacite, et ainsi à lui rétablir des fondations plus conscientes et plus sûres, moins inconsidérées.

La réalité, que la littérature cherche à trouver, n'est point, n'est jamais, même s'oppose à, la somme d'automatismes que transporte la langue. Je trouve qu'en général plus on s'éloigne de ce que chacun prétend savoir – qui se discerne au nombre plus ou moins grand des raccourcis du langage c'est-à-dire de tout ce par quoi un terme perd sa substance radicale et profonde pour se pourvoir de significations communes –, plus on a l'espoir de parler de nouveau, c'est-à-dire de ce dont nul ne dispose des termes-faits pour le concevoir. Le génie, défini comme original et exemplaire, a pour condition le refus de se contenter d'inférences ordinaires, et la volonté de déjouer et supplanter les relations de fausse évidence préinscrites dans le vocabulaire-routine : c'est pourquoi il crée d'autres liens, renverse les ponts existants, instruit une vision inédite, et, pour cela, requiert des rapports lexicaux qui ne sont pas déjà présents en la mentalité induite par un langage usité sans égard. C'est une question de principe fonctionnel, de manifeste ; c'est une question de performance logique, c'est une question d'art de la pensée : s'il s'agit d'un peu transformer ou révéler le réel, il est insensé, improductif et absurde d'entretenir les réflexes mentaux contenus dans des amalgames. Ce qu'on ne relate que par légèreté est de la nature du penchant : mais où s'y trouverait la profondeur ?

La poésie surtout souffre beaucoup de l'absence d'une telle tentative haute et dure : elle ne consiste pour l'essentiel qu'à écrire ou à lire ce que chacun veut écrire ou lire, ce que chacun croit savoir, ce que chacun fait entrer aisément au champ des connotations déjà sues, en sorte qu'elle n'est presque entièrement qu'entretien de banalités distinguées. Le recours au symbole y est continuel et l'hyperbole incessante, elle perpétue surtout des clichés plaisants, elle ne s'est pas, le plus souvent, empêché de racoler, avec ses emphases métaphoriques censées signaler un esprit élevé, délicat et propre aux abstractions, mais qui ne font que rétablir la pensée dans une communauté qui se reconnaît avec plaisir et qui croit identifier le poète valeureux à de tels tics. Toutes les âmes, roses, cieux, amours, feux réfèrent à ce que chacun estime spirituel, délicat, doux, agréable et finalement poétique, même si en réalité ce sont des notions aussi vides que décoratives qui relèvent d'associations évaluatives à défaut d'une vérité. Termes aimables, et uniquement cela ; on se contente de leur superficialité : c'est un apanage de la poésie. Or, même s'agissant du roman, il est de toute époque difficile de faire entendre que l'intrigue, constituée de jolis mots creux alignés qui racontent des épisodes, n'est en général que succession de néants qui, comme les verres soufflés en bulle, ne contiennent que de l'air sous des dehors variés plus ou moins charmants. C'est que, dans le roman pas plus qu'ailleurs, on ne s'est appliqué à quitter l'imposture des mots, de sorte que sa composition est fondée sur un mésusage : on parle de gens qui affectent, parce que les mots qu'en emploie pour en parler sont des affectations. On bavarde longtemps, on s'émeut selon codes et conventions, et l'on n'a rien dit, on n'a pas introduit un emprunt à la réalité, ou plutôt on n'a fait que répéter ce que les mots sont supposés signifier et produire d'impressionnant a priori et selon la tradition du genre.

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