Un poème de toi - making of

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Ce qu'il y a de fatal avec l'opaque solitude où j'existe, puisque presque personne ne communique sur mes écrits ou sur moi, fût-ce pour en dire du mal – je-sais-je-sais-je-sais, je ne fais pas assez de publicité, je ne vais pas au-devant du lecteur, je ne demande pas des avis, je ne fais pas de vidéos, je ne remercie quiconque et je suis plutôt rude en mes réponses publiques ; –, c'est mon impossibilité sans remède d'obtenir une vision extérieure de ce que je vaux, de ce que je suis selon quelque autrui respectable et composé, de la qualité de mon ouvrage ainsi que de la légitimité de mon travail, et, en définitive, de l'évolution de ce qui est comme sans devenir, comme figé dans l'anonymat et le silence mat, de ma matière indéterminée comme percluse en un seul esprit, réduite à une manie, écartée hors du monde, abandonnée à lui-même. J'œuvre, c'est-à-dire que pour moi rien n'advient jamais, rien ne vient à moi, rien ne m'affronte ni me s'allie à moi, que je ne tire vraiment aucun profit humain, manifeste ou mondain, du temps que je passe à écrire, que je ne rencontre nul sentiment de mérite ou d'accomplissement social, que personne ne me rencontre ni ne me félicite, ce qui est pourtant prévisible dans ce siècle vacant, et même sans doute préférable. J'écris dans le néant, sans blâme ni récompense, sans écoute et sans un autre : tout ce qui me revient se compare à un écho dans ma boîte crânienne. Je le sais, j'y suis résolu, il est terrible en quelque sorte que je ne le déplore plus. Aucun de mes travaux, pourtant publiés, ne crée une réaction véritable chez un autrui ; je n'ai nul espoir de nouveauté, je suis résigné objectivement à ce que rien ne puisse arriver, je n'ai point l'illusion d'un contact ou d'une percée, mutuel ou unilatéral. Ils me paraissent fous : véritablement, je les considère, ces lecteurs qui bavardent (pas les miens en général), très près de la démence ; je les vois sous-humains, ils ne me font pas peur mais ils m'atterrent, je tiens surtout à ne pas les avoir pour défenseurs, à ne pas m'embarrasser de leur adhésion, mon premier réflexe après me consterner est de les fuir ; à vrai dire, ils ne me paraissent pas réels, je préfère me dire souvent que ce sont des spécimens absolument pas représentatifs, des aberrations, des cas. J'ai honte de les entendre et de les percevoir à la manière de singes qui veulent se faire passer pour des hommes et qu'un homme déjugerait. Je les désavoue foncièrement, je les méprise – donc les ignore – même un peu davantage de m'avoir si mal compris, tout en s'en persuadant avec amour propre...

N'empêche : une incompressible permanence inonde mon environnement, je ne dispose d'aucun signe de mon évolution, ma situation étale relève de l'isolement en un monastère dont l'inexorabilité est telle que tous la jugeraient intolérable, et aucune mesure extérieure ne permet de me distinguer aisément et de m'assurer d'un progrès, en sorte que cette immobilité résignée, résolue, sidérale, avec la stagnation de tout critère actif et comme de toute vie humaine à part la mienne, me rend l'impression sinistre, pâle, immuable, d'une vue éternelle sur telle fenêtre au-delà de laquelle ne passe jamais personne, et où le sujet même qui regarde ne sait plus très bien comment il existe ni à quoi cela pourrait se vérifier. Mon bureau d'où j'observe donne sur un monde désolé sans homme, et pourtant je persiste à parler d'hommes comme s'il en existait encore pour me lire... Il faut imaginer ce milieu déserté et consenti, toute la quantité de secret égotiste où convergent nécessairement cette insensibilité centripète et cette absence exclusive, tout ce que recèle de vice et d'abysse imparables la conviction d'une totale inutilité altruiste où je me tiens. Il n'y a rien, personne ; j'écris et nul n'écoute ; tout ce labeur formidable est aussi muet, faute d'oreilles, faute de présence, faute d'un autre pour le recevoir. Se figurer l'exercice frénétique d'une machine qui continuent de rendre des rapports des siècles après que l'humanité a disparu, mais en toute conscience de son inconséquence... Ça ne sert à rien, il n'y a personne pour l'entendre, il n'y a même plus une autre machine pour comprendre son langage...

J'écris et suis seul à me lire, j'ai toujours fait ainsi, il n'y eut presque aucune exception à ce processus. Pourtant je crois en l'écriture, parce qu'elle me permet de bâtir, parce qu'en loin j'y aperçois un changement, parce qu'elle est une trace de mouvement, un moindre signal, une alerte, comme l'alarme qui retentit dans un bâtiment désaffecté, qu'elle est au moins l'étalon relatif d'une existence, la mienne, d'une avancée, d'un phénomène humain, et parce que grâce à elle, même si c'est difficile à percevoir, je sens que, dans l'espace atone où va mon corps, il y a un être probablement qui avance. C'est l'aperçu enfin, minutieux ou infime, que tout n'est pas vide et inerte, puisque j'y suis, ce qui ne se discerne qu'à la sensation que, de ce que je fus à ce que je serai, il y a eu modification : je ne suis plus exactement le même, j'ai évolué, je me suis perfectionné, fût-ce pour savoir que j'avais plus ou moins tort. Si après la fin de tout, un homme continuait de vivre en un monde dépeuplé, son altération personnelle lui serait la seule mesure de son existence – c'est où je suis. Non pas : « Je pense donc je suis » mais « Je diffère donc je suis ». Autrement, c'est comme dans une chambre trop noire où il fait exactement la température où l'on ne pâtit point et où l'on ne transpire pas : on sent, faute de sensations, une bouffée d'angoisse à la pensée de n'être pas, de disparaître, d'être mort. Il faut une différence pour se sentir exister, et si je ne puis tirer cette différence d'autrui, au moins puis-je l'extraire de ce que j'ai été et dont témoigne ce que j'ai écrit.

Pour être plus exact, la mesure de ce que je suis, ce n'est pas tant la comparaison de ce que je fais avec ce que j'ai déjà fait – car je ne relis presque jamais mes anciens textes –, mais la certitude étayée d'exprimer une pensée que je n'ai jamais eue. Toute réflexion nouvelle et de qualité objective me rassure, en quelque sorte, malgré l'absence de lecteur : j'avance encore un peu, je ne suis pas lapidifié, mon cerveau ne se racornit pas, la sclérose ordinaire n'a pas encore pris sur moi.

Oui, mais quelle folie ! Un monologue monstrueux ! Comme une variété d'inhumanité résistante pour échapper à l'inhumaine indifférence omniprésente ! Dans ce bureau, dans cette ville, dans ce siècle et dans cet univers, la sensation tangible, intarissable et contredite par rien, d'être le dernier humain ! Pas une voix pour me répondre, pas un remuement qui se distingue de marionnettes, programmées, prévisibles, bassement manipulées... Je n'ai jamais vu que moi qui travaille à la hauteur d'un homme... Tout ce qui s'agite transpire l'animal insipide... Je suis le dernier.

Alors ma Muse est l'astuce pour me figurer un interlocuteur : en moi, j'interroge enfin un témoin à ma mesure – mais il n'est qu'en moi, certes, je le sais bien –, et je lui adresse mes témoignages en contrepartie, ceux notamment de ce que je fais, de ce que j'ai pensé, qui doivent lui servir à mesurer ce que je suis devenu. Avec beaucoup de précaution pour ne pas l'influencer, pour ne rien lui suggérer de faux, pour ne pas me vanter ni me dévaloriser, je lui raconte ma vie, lui envoie mes pensées, lui donne à considérer l'inédit qui point, et ce discours aussi vérace que possible lui demande implicitement si elle est satisfaite et m'aime encore.

J'appelle. Et comme je suis certain qu'il n'y a personne autour, je m'appelle.

Et naturellement, elle ne répond pas, car je suis seul, une Muse n'étant qu'une idée.

Je n'ai pas la prétention de fabriquer ses éloges ou blâmes, je m'en tiens à sa possibilité et garde cette pensée à part pour, expectativement, me questionner sur mon rôle et ma qualité. Je n'obtiens jamais de réponse, ne puis que former des conjectures par analogie ou par contraste, je ne sais mon importance ou mon dérisoire, je me trouve toujours en loin, je l'assure, à la fois ridicule et grandiose, je n'ai aucune doute quant à ma monstruosité et à mon sublime pour autant qu'ils soient simultanés et inséparables, au-delà je me déclare incompétent et m'en tient à ma Muse muette.

Mais un fait est sûr, sans contredit : il n'y a personne pour m'accompagner quelque part.

Alentour tout est creux, même les bruits me signalent l'inexistence de ce qui les produit, et je ne connais pas d'alentour qui ne soit pas comme cela. Pourtant, il me faut marcher, je ne connais plus d'autres buts, j'ai trop exploré pour me dédire même de ce qui serait cette absurdité vaine ; je crois en l'évolution d'un homme, et c'est tout en quoi je crois, tant pis si la conception est inane, c'est tout ce que j'ai ; et c'est même plutôt, à défaut d'y croire, qu'à force d'examiner le reste je ne crois plus en rien d'autre, que rien de ce que j'ai observé ne m'a paru aussi humain que d'aller bien volontairement quelque part. Or, marcher, je préfère désormais le faire sans compagnie au vu de tous les compagnons qui feignent de marcher : j'ai deviné et déduit comme à plusieurs on va moins vite et moins loin, et puisque je vis en me sachant le temps compté, et comme je suis curieux surtout de ce qui est le plus au-delà, je marche seul. Cependant, l'air ne résonne encore d'aucun grelot, il n'y paraît jamais aucune couleur vivante, nulle silhouette plus ou moins enchanteresse n'y vient même par intervalles pour me servir de repère, comme l'ami d'enfance auprès de qui se comparer. Je pourrais être mort, ou bien tous pourraient être morts. Mon corps et mon esprit gardent une place indiscernable, comme une ombre à la fois languide vive, si ténue, si douteuse et à vrai dire si manifestement négligeable au regard de l'univers que si je n'en avais quelque intuition peut-être fallacieuse, il se pourrait que je ne fusse personne, que ma vitalité ne fût qu'une légende en négatif sise sur la face ignorée du monde, et que demain quand j'aurais disparu, nul ne soit informé qu'ici, dans ce bureau et sur ces dizaines de milliers de feuilles, il y avait un être qui s'efforçait laborieusement d'être un homme, un homme parmi les plus dignes, et même, car c'est tout ce qu'on peut faire, le meilleur qu'il pût.

HormisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant