vertige |79|

615 81 48
                                    

—Comment tu te sens, Atona ?

—Je suis au top du top. Je me suis jamais sentie aussi bien de ma vie. Mon existence est merveilleuse, j'ai l'impression de marcher sur des nuages et de gouter à la poudre d'étoiles.

Sato décroise les jambes en retenant un bâillement. Génial.

—Pourquoi penses-tu que nous sommes ici, Atona ?

On est venus me tirer de force pour aller voir le psychiatre.

Un mec s'est présenté dans ma chambre. D'abord, j'ai cru que c'était un gosse qui s'était échappé de la garderie parce que je lui aurai donné 13 ans, pas plus. En fait, c'est un aide-soignant. Je pense qu'il est pas encore pubère.

Gentiment d'abord, il m'a demandé de l'accompagner chez Sato. J'ai dit non en prétextant que j'avais mal au pied gauche. Si j'ai mal au pied, je peux pas marcher, hein ? Sauf que cet idiot de Tête-de-bébé est aussitôt allé chercher un médecin pour m'ausculter.

Mes talents d'actrice n'étant plus à prouver, bien sûr que le médecin y a vu que du feu. Au-delà des ecchymoses gentiment laissées par Tiana, il a déclaré que je m'étais foulé la cheville.

La catastrophe ; on m'a forcé à m'asseoir sur une chaise roulante. Je suis dans le bureau du psychiatre contre mon gré, clouée à une chaise flanquée de deux roues si grandes que j'ai le vertige.

Sato regarde mon pied sans rien laisser paraitre sur sa face.

—Mais tu vas arrêter de fixer mes orteils comme ça ? Putain, mon psychiatre est fétichiste des pieds.

Le psychiatre réagit pas à ma pique. Il s'installe plus profondément dans son trône noir démoniaque et croise les doigts. Manque plus qu'il se mette à rire machiavéliquement.

Si j'étais pas déjà au bord de la dépression, il aurait suffi d'un regard dans ce bureau pour me pousser dans la déprime. Tout est beaucoup trop bien soigné et rangé. Même le canapé est flambant neuf. Le bureau lui-même est impeccable, d'une netteté presque obsessionnelle. Pas un seul stylo, pas un morceau de papier ne traîne en désordre. Tout est aligné avec précision, chaque objet parfaitement positionné à sa place désignée.

Les étagères encastrées le long des murs sont remplies de livres soigneusement alignés par taille et je mettrais ma main à couper qu'ils sont classés par ordre alphabétique. Ce qui me perturbe le plus, c'est que Sato a ni papier ni enregistreur pour prendre notes.

—Tu n'as pas la cheville foulée, Atona.

Depuis que je lui ai dit qu'il pouvait m'appeler par mon prénom, il finit toutes ses questions par ça. C'est insupportable. Tout dans cette situation est insupportable.

—Le médecin a confirmé que j'avais la cheville foulée. T'es médecin de l'esprit, pas du corps, à ce que je sache. T'es complètement ma boule. Laisse-moi répondre à ta question. 'Pourquoi est-on ici ?'. Simple, c'est toi qui as besoin de soins.

—Tu as une personnalité bien trempée.

—C'est pour me dire des banalités pareilles que t'es payé ? Bah putain, même un chien ferait un meilleur taf que toi.

—Je m'attendais à de la résistance de ta part. Gaby a bien noté dans ton dossier qu'il a été très difficile de parvenir à créer du lien avec toi.

—Quelle balance.

—Et tu n'as pas la cheville foulée, Atona. C'est le médecin qui me l'a confié. Il a seulement dit ce que tu voulais entendre.

—Je suis entourée de balances, en fait.

Après six mois dans le coma, c'est normal que mon jeu d'acteur se soit un peu ramolli. Si j'étais en possession de toutes mes capacités, j'aurais pu les convaincre que le ciel est vert et la mer rose. J'aurais pu les contrôler pour qu'ils me laissent m'enfuir d'ici.

—Reprenons depuis le début, Atona. Pourquoi penses-tu que nous sommes ici ?

Je remplis mes poumons au max pour lui lancer le plus gros soupir jamais soupiré. Ça va être long.

—On est là parce que ça tourne pas rond dans ma tête et blablabla pauvre moi a vécu plein de traumatismes blabla et hop on va reprogrammer son cerveau pour qu'elle oublie tous ses traumas et patati patata. C'est bon, je peux partir ?

—Je n'ai pas de baguette magique. Je ne peux pas te faire oublier tes traumas.

—Waw. Quand je disais que t'étais inutile, je te demandais pas de le confirmer.

—Pour aller mieux, on ne peut pas oublier ce qui nous a causé du tort pour commencer. Mon but n'est pas d'effacer tout ça. Je ne vais pas mentir, il y a des choses pour lesquelles tu ne tourneras jamais la page. Certaines choses nécessitent qu'on apprenne à vivre avec. Je suppose que tu sais qu'on ne guérit jamais de la schizophrénie ?

—Je sais que je dois me coltiner des hallucinations à vie, ça ira. Pas besoin de rappel.

Sato se redresse et parcoure du regard ce que je suppose être mon dossier éparpillé sur la table basse qui nous sépare.

—Ton ami, Sedah, dit que tu cherchais à le convaincre de mettre fin à tes jours.

Une troisième balance, qui dit mieux ?

—C'est pas vrai, hein. Bon, le sujet s'est peut-être présenté, mais...

—Qu'est-ce qui t'es passé par la tête à ce moment-là, Atona ?

—Pourquoi tu poses des questions en connaissant leur réponse ? A quoi ça sert ?

—Pour que tu les formules à voix haute. Et puis, ce n'est pas totalement vrai, je ne connais pas toujours les réponses à l'avance.

—Mais tu sais que ma réponse à ta question, c'est que j'ai demandé ça à Sedah parce que je voulais crever.

—Mais encore ?

—Je voulais crever, c'est tout.

Sous mes doigts, le canapé est extra lisse. Je pense que Sato ligote ses patients pour qu'ils abiment pas son matériel. Si ça se trouve, il va me ligoter aussi si je continue à le faire chier.

—Je voulais crever parce que j'ai trop de morts sur la conscience. Parmi eux, y avait des proches. Je mérite pas.

Il réajuste ses lunettes.

—Mériter quoi, Atona ?

—De vivre. Lid aurait du être à ma place.

—Le syndrome du survivant.

Le tic tac de l'horloge carrée commence franchement à me taper sur le système.

—La culpabilité est une émotion forte. Si forte qu'elle a tendance à nous pousser dans deux extrêmes. Sais-tu lesquels, Atona ?

—Le cercueil noir ou le cercueil blanc.

Je sais pas ce qu'il comptait dire mais il s'arrête net. Sato a l'air enfin perturbé. Quel bien ça fait qu'il la ferme enfin.

—Dans la vie, il y a deux types de culpabilité.

Il l'aura pas fermé longtemps.

—Ça m'intéresse pas.

J'ai pas besoin de son discours de merde pour me motiver. Le psychiatre me sert à rien. J'ai qu'à taper ''homme alpha discours de motivation'' sur YouTube et ce sera tout aussi efficace.

Je pousse sur les roues de la chaise et ça me fait un mal de chien. Tiana m'a pas ratée. Partout où il est possible d'avoir mal, j'ai mal.

—Tête-de-bébé ! On a fini, laisse-moi sortir.

C'est Sato lui-même qui m'ouvre la porte.

—On se revoit demain, Atona.

—Tu crois franchement que j'en ai quelque chose à foutre de ta philosophie à deux balles ?

—Tu sais où me trouver, au besoin. Je comprends ton animosité. C'est difficile à admettre quand on a besoin d'aide parce qu'il faut d'abord admettre qu'on va mal. C'est une blessure à l'égo que de devoir-

—Ça va, ça va. J'ai compris. A demain.

J'aurai aimé claquer la porte derrière moi mais impossible d'atteindre la poignée tellement la chaise roulante est imposante. Et puis, pourquoi ils me donnent pas des béquilles ?

Peut-être que je suis un cas désespéré. En fait, je suis un cas désespéré. Je veux pas qu'on me 'répare'. Pourquoi faire ? Je connais la chanson maintenant. Se reconstruire pour mieux être brisée plus tard. Je préfère encore rester cabossée. La prochaine fois que je vais ramasser un coup, ça me fracturera pas plus que je le suis déjà. J'ai pas besoin d'une quête illusoire de guérison.

L'aide-soignant ferme doucement la porte derrière moi et je m'avachis sur l'accoudoir, ennuyée.

—Où est-ce que vous voulez aller, maintenant ?

—Vous me prenez tous pour une débile. Je sais que t'es là pour rapporter mes faits et gestes à Sato.

—C'est parti pour faire un tour au parc. Vous oxygéner ne fera pas de mal. Je connais un endroit avec une chouette vue.

Après un tour dans ma chambre pour m'habiller de cinq manteaux, quatre couvertures sur les jambes, deux écharpes et six bonnets, je me retrouve dans l'air glacial du domaine hospitalier.

Tête-de-bébé s'engage dans une montée si oblique que j'en ai la tête collée à mon siège. L'aide-soignant respire bruyamment derrière moi. A sa place, j'aurai pas fourni autant d'efforts pour autrui. Personne mérite ma sacrée sueur.

On finit par arriver en haut de la montée. Le sol s'aplatit et c'est vrai que la vue est pas trop à vomir d'ici.

Des petits vieux saluent l'aide-soignant qui pousse ma chaise. Il a l'air d'être populaire, Face-de-bébé. Je pourrais utiliser ça à mon avantage. S'il est préoccupé avec un autre patient, je pourrais peut-être disparaitre de sa surveillance.

J'attends alors patiemment le bon moment tandis que Gueule-de-bébé me montre le domaine hospitalier au loin. Je m'en contre-carre. Lâche-moi la grappe que je puisse échafauder un plan. Les minutes s'engrènent lentement et je commence à m'ennuyer ferme.

Ma patience finit par payer. Deux mémés hèlent l'aide-soignant et il me laisse près d'un banc pour aller discuter avec elles. Je rêve ou il vient de me garer comme une bagnole pour aller taper la discute ?

Pour me faire oublier, je fais aucun bruit. Je me fonds dans le décor. Tronche-de-bébé s'éclate avec les vieilles. Elles l'adorent. Avec sa bouillie de gosse, il doit bien jouer sur leur instinct de grand-mère. L'instant pourrait pas être mieux choisi. Faciès-de-prépubère fait plus trop attention à moi. Je pourrais être un perce-neige qu'on me prêterait plus attention.

Si je fais demi-tour, je me retrouverai sur la descente que Face-de-bébé a mis tant de mal à nous faire monter.

Mes muscles me font souffrir quand je pousse mes roues pour arriver face à la longue pente qui sera ma voie vers la délivrance. Ils ont du répandre du sel par terre parce que la neige a totalement fondu. L'allée prend une descente vertigineuse sur une vingtaine de mètres avant de tourner net sur la droite. Je vais m'y engager, sauf qu'arrivée au virage, je tournerai pas.

Je vais me laisser rouler et prendre de la vitesse jusqu'à foncer dans le mur. Je croise les doigts pour perdre l'Abomination et peut-être qu'avec un peu de chance, je me réveillerai pas non plus.

Peut-être que je vais tomber du fauteuil et rouler jusqu'en bas. Peut-être que je vais cogner une grosse pierre. Je serai alors expulsée en avant et me fracasserai le crane contre le bitume.

Tu réfléchis trop. Tu veux en finir ou pas ?

Si je meurs, cette voix disparaitra aussi et j'aurai plus à la supporter. Sans plus hésiter, je pousse sur les roues.

Je m'engage sur la pente.
La chaise commence à pencher vers l'avant.
Je suis prête.
Le visage de papa s'invite dans mon esprit.
Je me colle à mon siège, le cœur battant à tout rompre.
Au bout de l'allée, maman m'attend avec les bras écartés.
Je suis prête.
La chaise roule sur un ou deux mètres.

Tout s'arrête. Littéralement.

J'aurai basculé en avant si je m'étais pas rattrapée aux accoudoirs.

La chaise avance plus. Suspendue dans l'espace et dans le temps, je comprends pas comment c'est possible. Je pousse sur les roues mais ça résiste. Le frein s'est actionné tout seul ?

Pire, je commence à faire marche-arrière. Tous mes efforts tombent à l'eau quand je me retrouve sur la partie plane de l'allée.

Oh non... Le temps est en train de faire marche-arrière.

Je me rappelle de la Barbie si méchante avec sa famille que trois fées ont décidé de la punir en lui jouant des tours. C'est ce qui m'attend ? Des méchantes fées qui me font remonter le temps juste pour arrêter ma mort et me faire souffrir autrement ?

Pourquoi je me coltine les fées maléfiques ? Pourquoi j'ai pas droit à la marraine la bonne fée comme la connasse qui trouve que c'est une bonne idée de mettre des talons en verre ? C'est réservé qu'aux blondes ?

—Tout va bien ?

La fée maléfique a une voix drôlement grave. Peut-être que... Figure-de-bébé est en fait une fée vilaine qui a pris l'apparence d'un humain. Si elle a pris une tête de gosse, c'était uniquement pour pas paraitre suspecte.

Je vais étrangler la fée et utiliser sa baguette magique pour lui embrocher la langue. Prête à en découdre, je serre les poings pour les envoyer valser dans sa gueule magique.

Quand je me retourne, je dois cligner des yeux plusieurs fois, dérangée par les flocons de neige qui viennent danser devant moi. Soit la vilaine fée a changé d'apparence entre-temps, soit l'aide-soignant a eu sa puberté en l'espace de cinq minutes.

C'est un grand blondinet qui m'a tirée de là. Il tient fermement les guidons de ma chaise. Une occasion pareille de crever se représentera plus. Mon plan tombe à l'eau.

Il soupire si fort que de la vapeur se forme devant son visage. Je suis quasi sûre de l'avoir déjà rencontré mais au plus je creuse ma mémoire, au plus une migraine s'installe confortablement derrière mes yeux.

—C'est pas passé loin, signora. Quand j'ai dit qu'on se reverrait, je ne pensais pas que ce serait dans des circonstances aussi extrêmes.

Sinorgala ? Du vietnamien.

Soudain tout s'illumine. Ça me revient.

—T'es Ravioli !

L'ami d'Ethan que j'ai rencontré à la conférence. En m'installant, j'avais renversé tout ce que contenait sa sacoche par terre, j'ai troué la photo de son fils, je me suis inventée une vie – pour ma défense, je pensais pas le revoir un jour – et je l'ai affublé de tellement de surnoms que je pourrais pas replacer son vrai prénom.

—T'es Ravioli, non ? Spaghetti ?

C'est les seuls noms que j'arrive à ramener à la surface de ma mémoire défaillante. Il pouffe face aux gestes très italiens que je fais avec mes doigts. Les mains sur les hanches, il prend un large sourire.

—Et toi, tu es Joséphine Trouduc.

Je fronce le nez, choquée. Tous les mensonges que je lui avais servis remontent à trop longtemps, je sais plus ce que j'ai inventé. Le problème, c'est qu'il a l'air de se rappeler de toutes les conneries que j'ai sorties.

—Alors dis-moi signora, je dois t'appeler Joséphine ou Atona ? Je ne sais pas quel est ton vrai nom, au final.

—Appelle-moi rien du tout ! Pourquoi t'as rattrapé ma chaise ? Je me débrouillais très bien toute seule !

Étonné, il observe le mur tout au bout de la pente. Pas besoin d'être télépathe pour deviner qu'il m'y a imaginé écrasée comme un moustique.

—Il... ne fallait pas ?

Je me lève en flèche, prête à en découdre.

—Quoi ? Tu t'attendais à ce que je te dise pizza bene (merci) ? J'étais juste en train de me balader !

Ravioli prend un sourire contrit, clairement peu convaincu.

—Une balade dangereuse, Joséphine.

—Si j'aime les balades un peu plus dynamiques, c'est mon problème !

Je me suis levée peut-être un peu trop vite parce que je vois trouble. Ça me rappelle que je suis sensée avoir la cheville foulée. Je m'écroule en faisant mine d'avoir un mal de chien à la cheville. Malheureusement, en tombant, je cogne la chaise roulante avec mes fesses et maintenant, j'ai aussi mal au coccyx.

Spaghetti est déjà à ma hauteur, ses sourcils froncés trahissent son inquiétude grandissante.

—Doucement. Prends mon bras, je vais t'aider.

Avant même qu'une réponse se forme dans ma tête, je me rends compte que quelque chose cloche.

Ma chaise roulante prend ses roues à son cou. Elle dévale la pente sans moi. Ravioli mérite que je lui morde les doigts jusqu'à les lui arracher un par un.

En bas, deux petites mamies s'engagent dans l'allée. La suite des évènements est très claire. La chaise va rafler les mémés comme une balle de bowling taclerait des quilles.

Un coup de vent me fait retenir mon souffle ; c'est Ravioli qui se dépêche de rattraper la chaise avant que les mémés soient décimées. S'il avait eu des jambes plus courtes, ça aurait été fichu. Mais heureusement pour les vieilles, Spaghetti met la main sur le dos de la chaise avant l'impact.

Une des mamies se tient le cœur et je suis à peu près sure qu'elle fait une crise cardiaque. Mais son heure a visiblement pas encore sonné parce qu'elle retrouve vite des couleurs et se jette dans les bras du blondinet. Il revient en poussant la chaise, mémés aux bras. Elles lui arrivent à la hanche ; on dirait Gru et ses minions.

Assise les jambes croisées, je les attends d'un pied foulé mais ferme. Je me gèle le cul ; ça remplace bien les glaçons dont mon coccyx explosé aurait bien besoin.

Les trois mousquetaires arrivent enfin à mon niveau. Une des vieilles, chevelure blanche comme la neige qui borde l'allée, lance d'une voix désagréable :

—Voudrais-tu venir passer l'après-midi avec nous, jeune homme ?

Je suis sûre que la question n'est qu'une diversion parce que la vieille se met à palper le bras de Ravioli. Elles gloussent comme des ados en échangeant un regard complice.

Dans un univers parallèle, je me suis explosé la gueule contre le mur du fond et ce sont ces mamies qui ont retrouvé mon corps.

Je me relève sur une jambe et agite les mains pour attirer leur attention.

—Les mémés, ça dégage. Allez, ouste.

Ça me vaut un regard interloqué.

—Me regarde pas si fort, tes orbites vont tomber. Déjà que le dentier-

—Merci mesdames pour l'invitation mais je ne peux pas vous accompagner aujourd'hui. Peut-être un autre jour ?

Elles retrouvent leurs sourires et après quelques échanges qui me font froncer le nez, elles s'en vont sans un regard pour moi.

—Tu sais que t'es devenu leur chouchou ? Le chouchou des mémés ?

Il tapote une des poignées de la chaise, soucieux.

—Tu imagines la catastrophe si tu avais dévalé la pente et percuté les dames au cours de l'une de tes 'balades dynamiques' ?

Il va falloir changer de sujet.

—Pour ma part, je suis impressionnée, cher collègue historien. Sais-tu à quoi ça m'a fait penser ? A l'extinction des dinosaures. C'est vrai, la chaise fusait telle une météorite vindicative vers les deux dinosaures que sont ces mémés. Toi, Ravioli, tu as vu l'histoire se répéter devant toi et tu as dit non. Non à l'histoire qui se répète. Tu as refusé de rester passif face à cette extermination. Tu as couru pour sauver ces carcasses vivantes et je pense que du trou où les fossiles de dinosaures se font exploités, ils te remercient du fond du cœur. Tant de symbolisme dans un geste si courageux.

La tête penchée, il m'observe, dubitatif.

—Tu ne viens quand même pas d'improviser tout ça, signora ?

—Comparse, tout historien se doit de roucouler la langue de Molière. Ceci n'était qu'une démonstration de mes talents. Néanmoins, improvisation ou pas, le cœur y est toujours.

Quelques battements de cils, puis un rire franc. Je vois pas ce qu'il y a de drôle. Je suis toujours le bouffon de la plèbe, de toute façon. Ravioli parle plus de ma dégringolade, c'est déjà ça de pris. Il inspecte alors ma chaise roulante.

—C'est du solide. Je pense que tu peux te rasseoir. Laisse-moi juste vérifier.

Il s'assied un instant et même si ça grince un peu, rien ne s'écroule.

C'est l'occasion parfaite pour me venger. Ravioli avait pas à me 'sauver' de ma chute.

—Spaghetti ?

D'une main gantée, il dégage quelques mèches blondes de ses yeux.

—Oui, Joséphine ?

—Sur une échelle de 1 à 10, tu te donnerais quelle note en improvisation ?

Un éclair de stupeur passe sur ses traits avant que je me mette à crier :

—Au secours ! Il m'a poussée de la chaise pour prendre ma place !

Bouille-de-bébé arrête enfin de draguer les vieilles et je verrais presque ses oreilles se redresser comme un chien à l'affut. Spaghetti a l'air d'un poussin avec son air surpris et ses grands yeux bleus écarquillés.

—Il a dit que son meilleur ami était Hitler et qu'il voulait voler ma chaise pour conquérir Mars !

Je tiens ma cheville foulée pour un effet plus dramatique. Face-de-bébé sort une sorte de talkie-walkie de sa ceinture dissimulée sous sa blouse bleue. Ravioli se lève en panique et je m'allonge au sol.

—Il m'a frappée ! Une patiente dépressive se fait malmener !

Deux vigiles ramènent leur fraise, accompagnés de Face-de-bébé qui a l'air grave. On dirait qu'on lui a volé son biberon.

—Monsieur, qu'est-ce qu'il se passe ici ?

Spaghetti est abasourdi.

—Messieurs, un instant. Il y a un malentendu.

Ravioli me regarde avec insistance.

—Joséphine, dis-leur la vérité.

­—Vous voyez comme il est fou ? Il m'appelle Joséphine alors que je m'appelle Atona ! Cet homme pense que je suis une espionne à son compte pour l'aider à renverser la Manésie. C'est du harcèlement. Du harcèlement au sein d'un hôpital ! C'est inadmissible ! Je vais m'en plaindre. Et vous qui me regardez avec des yeux ronds, faites votre taf et ramenez-le dans sa chambre !

Les vigiles me sondent intensément. Je joue avec mes cheveux et leur fais de gros yeux innocents. Une demoiselle en détresse, voilà ce que je suis. Je sais comment faire fonctionner mon charme pour convaincre un homme qu'il m'est indispensable, alors que c'est moi qui le mène par le bout du nez.

—Je ne suis pas patient ici, soyez raisonnables. J'ai même la carte 'visiteur', voyez.

Les vigiles semblent hésiter. Ah, non. Je me tiens la cheville et gémit de plus belle en tapant au sol. Les deux hommes prennent un air courroucé et entourent Ravioli. C'est un peu ridicule parce que les vigiles lui arrivent à l'épaule. Il essaie de calmer le jeu et j'y vois l'occasion de m'éclipser. J'attrape le pantalon de l'aide-soignant et lui murmure de me ramener la chaise.

Ravioli me jette un coup d'œil par-dessus la tête chauve d'un vigile et je lui fais un doigt d'honneur avant de déguerpir, poussée par mon valet moderne.

—Est-ce qu'il vous a fait mal ? s'enquiert l'aide-soignant en prenant une voix grave.

—Oh, ferme-la. Fais pousser un poil sur ton menton avant de faire le coq.

Il se dégonfle aussitôt. Blessé ? C'est bien, il me laissera tranquille.

—Je suis lasse. Je veux retourner à mes appartements.

J'ai toujours rêvé de dire ça et que quelqu'un soit aux petits soins pour m'obéir. Face-de-bébé, silencieux, s'exécute. On retourne dans ma chambre, où papa parle au téléphone. Il fait signe à l'aide-soignant de partir.

—Comment s'est passé ta séance avec le psy ?

—Bof.

Il m'aide à retirer mes écharpes.

—Tu es enceinte de mon petit-enfant, Atona. Ne sors pas par un temps pareil, tu risques de tomber malade.

Le semblant de bonne humeur qui avait grandi en moi s'essouffle. L'Abomination. Je l'avais oubliée. Mes doigts tâtonnent mon ventre. Il a déjà commencé à gonfler.

—Tu sais, quand ta mère était enceinte de toi, elle avait des envies bizarres. Le matin, elle mangeait avant tout des glaçons. Oui, des glaçons. Et si elle n'avait pas sa tarte aux fruits de la passion le soir, elle ne me laissait pas dormir tant que j'avais pas fait le tour de toutes les boulangeries de la capitale. Il fallait que je lui ramène-

—Papa, je m'en fou.

Sur ces sages mots, je roule jusqu'à la salle de bain et ferme à clé derrière moi. Ça m'étonne même pas de voir qu'ils ont rien laissé qui puisse me servir dans mes plans. Pas un seul objet assez pointu pour m'ouvrir la peau.

J'ouvre les armoires fixées de part et d'autre de l'évier. Sur leur face interne, des miroirs me permettent de voir mon corps entier, même assise. Je me déshabille en couinant à chaque fois qu'un muscle me tire.

C'est la première fois que je vois mon corps nu depuis mon réveil. Mon reflet est à vomir.

Sous la couche de vêtements, j'avais pas réalisé à quel point mon ventre s'était arrondi. Pas que mon ventre. Mon corps est défiguré par la grossesse. Si je sentais pas un cœur palpiter dans ma cage thoracique, j'aurai pris ce corps pour celui d'une autre.

C'est étrange comme vision, j'ai à la fois maigri et grossi. Je me lève doucement et allume toutes les lumières. Pourquoi il fait si noir alors qu'il est que quatre heures ?

Ça me revient. On est en hiver, Atona. Aguir t'as volé six mois de ta vie, entre autres choses. Le soleil se couche tôt.

J'attache mes cheveux au-dessus de ma tête en un chignon qui peut rivaliser avec la tour de Pise tellement il est bancal. Je prends un peu de recul par rapport au miroir et observe mon profil, mon dos, mes cuisses.

Je rêve ou mes hanches se sont élargies ? très légèrement. Quelqu'un d'autre le remarquerait peut-être pas mais c'est flagrant à mes yeux. Probablement pour faire de la place à l'Abomination dans mon utérus. Mes bras ont l'air trop fins et mon visage aussi. Pourtant, ma poitrine est anormalement gonflée et hyper sensible au touché.

Quand j'appuie dessus, un petit cri m'échappe.

Il y a du lait dans mes seins. Je me laisse tomber sur ma chaise, dépitée. Voilà à quoi j'en suis réduite. Une coquille vide dans laquelle grandit une monstruosité qui prendra toute la place jusqu'à s'en emparer. Je suis sensée devenir son esclave, la nourrir, la faire grandir, devenir une fichue usine à lait.

Mes vêtements se retrouvent rapidement sur moi. Je peux plus supporter de me voir dans cet état. C'est un cauchemar qui prend vie. J'ai passé ma vie à éviter ça pour au final tomber dedans les pieds joints.

Je sors de la salle de bain, exténuée et prête pour une sieste. C'est sans compter Ravioli qui se retrouve dans ma chambre, en pleine discussion avec papa. Qu'est-ce qu'il fait là, de un. De deux, qu'est-ce qu'il lui raconte ? Il balance la petite blague que je lui ai faite ? Ils ont l'air bien trop amicaux, papa va surement pas croire ma version des faits.

Discrètement, je fais marche arrière.

—Ah, Joséphine !

Spaghetti a le regard pétillant de malice. Je me racle la gorge.

—Tu dois t'être trompé de chambre. Y a pas de Joséphine ici. Juste une Atona. D'ailleurs qui êtes-vous ? C'est la première fois que je vous rencontre, madame.

—Ma luciole, écoute ça ! enchaine papa. Acacio s'est fait accuser à tort par une patiente de s'être échappé de psychiatrie. Heureusement que le psychiatre en chef était là et a su tempérer la situation. Hein ? fait-il en donnant un coup de coude au blond.

Acacio, c'était son prénom.

—Mais que d'aventures ! J'espère que tu n'es pas traumatisé et en besoin de vrais soins psychiatriques ? sifflé-je entre mes dents.

—Je ne pense pas mais si ça m'arrive un jour, je me fie à ton œil expert pour prévenir les vigiles et les aides-soignants, fait-il tout sourire.

Il s'amuse à mes dépends.

—Ethan est pas là, si tu le cherches. Je sais pas où il est. Tu sais, papa ?

—Il devrait plus tarder, fait-il en jetant un œil à sa montre.

—Je suis venu te donner quelque chose, rectifie ah-casse-couilles.

Ma curiosité s'enflamme en un claquement de doigts. Je fais mine d'être embêtée en allant me garer près du canapé où il va s'asseoir. Il enlève son manteau et je mets quelques secondes à constater que je le reconnais.

—Comment t'as trouvé ce trench ?

C'est celui que j'ai piqué quand je me suis enfuie de l'hôpital. Sauf que je l'ai jeté dans une poubelle. Pourquoi il le porte ? Il a fouillé toutes les poubelles de l'ile ?

—Quelqu'un a volé le mien. Dedans, il y avait mon portefeuille avec toutes mes sous et la seule photo de mon fils que j'avais.

—Vo-volé ton trench ? Celui qui était dans cette chambre ?

Son regard s'illumine.

—Oui, celui-là. Tu as vu quelque chose ?

Il se doute pas que le coupable est pile devant lui. J'ai utilisé son argent pour m'acheter les tests de grossesse et jeté sa veste dans une poubelle.

—Non. Rien. Amé sarry (I'm sorry).

—Le trench et les sous, je peux faire sans. Ce qui me brise le cœur, c'est d'avoir perdu la photo de mon fils.

—Alors d'où vient celui que tu portes ?

—J'ai été le chercher dans ma valise. Chez Ethan.

—Tu squattes chez lui ?

—Même si je voulais prendre une chambre d'hôtel, je ne pourrais pas. On a volé mon portefeuille avec tous mes documents officiels. Demain, je prends l'avion pour recevoir mes nouvelles copies.

Papa me serait d'une grande aide s'il pouvait intervenir et parler d'autre chose. Mais il reste assis sur mon lit, à faire je sais pas quoi sur son téléphone.

—C'est triste. Alors, qu'est-ce que tu voulais me donner ?

On s'est rencontrés qu'une fois dans le passé et ça a duré vingt minutes à tout casser. Je vois pas ce qu'il peut avoir pour moi.

—On vit tous des choses plus ou moins difficiles et à tout à chacun de voir comment surmonter ça. Moi, j'ai tendance à me réfugier dans les livres.

Il enlève ses gants en cuir et sort de la poche intérieure de son blazer un livre accorné. Spaghetti le pose sur mes genoux. Le titre est lisible même si l'encre s'est légèrement effacée.

L'avenir n'est plus ce qu'il était.

Le paradoxe de ce titre me saisit immédiatement, tant il s'aligne avec l'absurdité de ma réalité. Non, mon avenir n'est plus ce qu'il était. Et je pourrais jamais le récupérer. Ma bouche se fait sèche et je repousse l'émotion qui chatouille ma gorge en feuilletant délicatement les pages.

Presque chaque ligne est commentée, des passages surlignés, des annotations dans les marges ou sur des bouts de papiers agrafés à la hâte sur le papier jauni. A la toute dernière page, des inscriptions d'une écriture élégante me brisent le cœur.

Ça ira mieux un jour.

Acacio attend patiemment que je finisse d'inspecter le livre. Quand je le regarde, il affiche un sourire bienveillant. Qu'est-ce qu'il a bien pu traverser pour en venir à écrire ces lignes ?

—Je ne te connais pas, Atona. Je ne sais pas ce qui peut t'aider à aller mieux. Ce livre a été mon sauveur. Je me suis dit que s'il pouvait sauver une personne de plus... s'il pouvait te sauver, alors j'aurai l'impression d'avoir pu t'aider à ma manière.

Je lisse la couverture sous ma paume. C'est une délicate attention de sa part. Comme il l'a si bien dit, il me connait pas. Ravioli peut alors pas savoir à quel point j'ai du mal pour exprimer certaines choses, dont la reconnaissance

—Je comprends pourquoi t'es le meilleur ami d'Ethan.

Ah-casse-couilles croise les jambes et s'adosse plus confortablement dans le canapé, comme soulagé. Il croyait que j'allais lui jeter son lire à la figure ou quoi ?

—C'est un très beau compliment.

Un raclement de gorge me fait sursauter.

—Je vois que notre tout nouveau patient va mieux.

C'est Sato. Il regarde Acacio en faisant un truc bizarre avec sa bouche. Est-ce que ce serait pas... un sourire ?

—Le patient va mieux, plaisante le blondinet.

—Heureux de l'apprendre.

Sato me fait un signe de la tête pour que je le suive. Qu'est-ce qu'il me veut encore ? Je le rejoins dans le couloir. Mes poignets me font mal à force de pousser sur les roues de la chaise. Je préfère que Face-de-bébé soit mon chauffeur.

—Avant que tu commences à me prendre la tête avec tes sermons, j'ai une requête.

—Quelle est-elle ?

—J'aimerai... devenir chauve.

Il reste stoïque.

—Je veux tout couper.

—J'entends bien. Pourquoi ?

Mes cheveux sont longs à s'en mêler les pieds.

—Parce que c'est l'une des choses qui a attiré Aguir vers moi. Les cheveux noirs, ça le fait bander. Je veux couper parce que ça répulsera les autres hommes. Si je suis pas désirable, je peux pas être désirée. Tu vois où je veux en venir. Je veux me débarrasser de tout ce qui me rattache à T.R. et tout ce qui peut attirer le regard d'un homme.

Sato croise les bras dans son dos.

—Je comprends. C'est d'accord, je n'y vois pas d'inconvénient. Le matériel nécessaire sera fourni. Mais je te préviens, ce n'est pas toi qui va couper tes cheveux. Tu comprends pourquoi.

Ouais, il voit surtout ma requête comme un prétexte pour avoir de quoi me faire du mal. Il a à moitié raison. J'espérais qu'on me laisse le faire seule. Tant pis, tant que je me débarrasse de cette tignasse.

—Quand est-ce que je pourrais avoir le matos ?

—Demain matin. D'ailleurs, j'ai pris quelques dispositions. Ça te va un rendez-vous demain après-midi pour ta première échographie, Atona ?

Mon sang se glace.

—Pourquoi faire ?

Bien sûr, c'est inévitable mais j'espérais naïvement y échapper.

—La procédure ordinaire. Vérifier la santé du bébé. Voir si tout est normal, rien d'effrayant.

Rien d'effrayant ? C'est l'Abomination elle-même qui est terrifiante !

—Je suis obligée ?

—Malheureusement, ça vaut mieux pour tout le monde. Tant qu'on y est, j'ai autre chose à t'annoncer. Tu es au courant qu'une nouvelle aile de psychiatrie a été ouverte ?

Avoir la paix, c'est trop demandé ?

—Et alors ?

—Eh bien, dès ce soir, tu y seras internée. Ma décision est prise, je vais en faire part à ta famille.

Il fait froid, tout à coup. Je vais pas rentrer chez moi. Ni aujourd'hui, ni demain.

—Pour combien de temps ?

—Aussi longtemps que je le jugerai nécessaire.

—Mais pourquoi ? Est-ce que je suis aussi flinguée ?

Le désespoir qui suinte mes mots me fait presque vomir.

—Atona, tu représentes un danger pour ta personne et pour autrui. Je suis désolé, c'est pour ton bien.

—Comment ça un danger pour autrui ? J'ai fait de mal à personne !

—Le bébé qui grandit en toi est considéré comme une tierce personne.

Il me sonde du regard. Sato se doute donc de mes intentions envers la chose dans mon ventre. En plus de décimer mon corps et mon esprit, cette Abomination doit voler ma liberté.


🌹🌹🌹

NDA

j'essaie de vite écrire ma note pcq il reste 2% de batterie à mon téléphone et je suis DEHORS je n'ai pas accès à un CHARGEUR mais qui m'a envoyée sortir sans batterie bref je perds du temps

Chapitre un peu plus light pour pas macérer dans du négatif. Promis la déprime revient vite.

Le petit tour d'Ato au pauvre Acacio 💀le pauvre plein de bonne foi qui se fait clown

Ethan semble vadrouiller, on sait pas où 🙌🏻

Je vous souhaite de passer un bel été ! J'espère surtout que vos examens, le BAC et vos projets de vie se déroulent comme vous voulez. Profitez du soleil mes stars 🤍🤍

Je m'en vais il me reste 1%🧍🏻‍♀️

InceptionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant