IV 5 - Le bon usage de l'amitié

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Je ne croyais pas pouvoir faire comprendre cela à la fille du rocher. Je n'avais même pas essayé. Cependant, quand elle m'avait dit :

« T'as qu'à y aller, sur ton tourniquet... »

je m'étais mise à penser tout haut, debout à côté d'elle. Pendant ce temps-là, elle était restée accroupie, la tête baissée, remuant la terre avec son seau. Je croyais qu'elle ne m'écoutait même pas, que je n'avais plus qu'à m'en aller...

Elle se leva soudain, me prit la main et me dit :

« Alors, viens ! Entre dans mon jeu ! C'est facile : fais comme moi et répète ce que je dis ! »

C'est ainsi qu'elle devint mon amie.

Plus tard, Maman m'appela parce qu'il était l'heure de rentrer à la maison pour goûter. Avant de partir, je souhaitai retourner auprès de mon amie pour lui dire au revoir et l'embrasser, comme il est d'usage entre amis. Maman me le permit, à condition que je me dépêchasse.

Je courus vers la fille du rocher et la pris dans mes bras. De son côté, elle se dégagea promptement de mon embrassade, me jeta un regard trouble et me demanda :

« Qu'est-ce qui te prend ?

- Ben, je viens te dire au revoir parce qu'il faut que je rentre à la maison pour goûter. »

répondis-je.

En fait, ce qui l'avait choquée, ce n'était pas la raison de mon départ.

« Pourquoi je t'embrasserais ? J'te connais pas ! »

me dit-elle.

« Ben si, c'est moi ! On a joué ensemble. Tu te rappelles pas ? »

Je n'y comprenais rien. Je regardai autour de moi pour m'assurer qu'il n'y avait pas là une autre fille qui lui ressemblait. Où était passée mon amie ?

Finalement, j'eus la confirmation que c'était bien elle quand je l'entendis répéter ce qu'elle m'avait dit tout à l'heure :

« Je joue avec tous les enfants que je rencontre sur mon rocher, un jour toi, un jour quelqu'un d'autre... »

Elle ajouta alors :

« ...mais j'embrasse pas tout le monde et n'importe qui. J'embrasse seulement ma mère. »

Derrière moi, au loin, une voix appela :

« Angélique ! Angélique ! »

C'était ma mère qui me pressait de revenir.

Désemparée, je redescendis du rocher en pleurant. Ce que voyant, ma mère gronda :

« Tu ne vas tout de même pas faire une comédie pour rentrer, non ?

- Èe veut pas m'embrasser, èe m'connait pas ; j'suis pas son amie. »

expliquai-je au milieu de mes sanglots.

Ayant vu la scène de loin, la dame, à qui Maman avait adressé la parole à notre arrivée, appela sa fille et s'enquit de la raison de mes pleurs.

Gentiment, elle dit à sa fille, en parlant de moi :

« Eh bien, embrasse la petite fille ! »

La fille du rocher eut un geste de recul et regarda sa mère avec un air interrogateur, comme s'il lui eut paru que m'embrasser fût contraire aux usages.

La dame précisa dans un sourire :

« Par politesse, ça se fait. »

Comme si une barrière de passage à niveau venait d'être levée, la fille s'avança et me fit la bise.

La dame se baissa vers moi et me dit :

« Tu veux être son amie ? Elle s'appelle Caroline. Tu t'en souviendras ? »

C'était quand j'avais quatre ans et demi.

DATE ET LIEU DE NAISSANCEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant