VI 15 - Les enfants dispersés

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« Il te reste ton imagination, me dit la maîtresse. Qu'est-ce que ce serait, pour toi, un monde idéal ? »

Pour moi, mon monde idéal, ce serait une famille unie, qui comprendrait les frères et sœurs, les parents, les grands-parents, les oncles et tantes, les cousins et cousines, les grands-oncles et grands-tantes... un petit monde, en somme. Après, la famille constituerait une tribu, fonderait un hameau... et tout se passerait exactement comme je l'ai décrit au commencement de ce chapitre.

La maîtresse objecta que sur la terre, l'amour (familial ou non) n'est pas à toute épreuve. Dans mon petit hameau, le rêve tournerait vite au cauchemar à cause des incompatibilités d'humeur, des méchancetés, des bêtises, des faiblesses des uns et des autres. C'est pourquoi les adultes préfèrent s'enfermer dans des petits appartements, en couples ; apprendre à s'aimer deux par deux, pour commencer et avoir des enfants (parce que, les enfants, c'est plus facile à aimer dans la mesure où on en fait ce qu'on veut).

La maîtresse ajouta que, pourtant, mon rêve est déjà réalisé. Cette famille à la fois vaste et groupée, elle est là, tout autour de moi. C'est la patrie.

Oui parce que, si je remontais une de mes lignées familiales, je me découvrirais, sans doute, une multitude de cousins et de cousines éloignés ; des personnes qui partagent avec moi un même tronc commun or si l'enfant hérite de tous les troncs communs du côté de son père, auxquels s'ajoutent tous les troncs communs du côté de sa mère, ça se multiplie à chaque génération. Considérant encore que la plupart d'entre nous sont issus de lignées implantées sur le territoire français depuis des siècles, il y a de fortes chances pour que nous ayons tous, plus ou moins, des ancêtres communs les uns avec les autres. C'est mathématique.

C'est ce qui fait que nous sommes un peuple : tous unis par le même sang. Le croire s'appelle patriotisme.

Ben alors, ça rejoint l'église qui dit que nous sommes tous enfants d'un même Dieu... Je croyais que l'église et l'école devaient enseigner des choses différentes !

L'église ? La maîtresse ne s'attendait pas à ce que je l'évoquasse en l'occurrence et ça la mit quelque peu mal à l'aise. Elle continua son argumentation comme suit :

Prenons le cas d'une famille toute simple, c'est-à-dire avec un père, une mère et quelques enfants ! Des fois, les enfants peuvent être méchants entre eux ou avec l'un d'entre eux. C'est le rôle des parents de mettre fin aux discordes, de protéger le brimé, de veiller à ce que chacun ait sa part de toute chose...

Selon la maîtresse, c'est le même rôle que l'état s'applique à jouer au sein du peuple. Par exemple, si tu veux être boulanger, l'état veut bien que tu le sois mais il ne veut pas que tu dises à ton frère :

« Toi, va-t'en ! J'te donnerais pas de pain parce que j't'aime pas. »

parce que tu ne le reconnais pas comme ton frère. On a tous besoin de pain, qu'on soit ou non copain avec le boulanger.

Selon la maîtresse, c'est à ça que sert l'argent : à compenser le sens perdu de la famille, de la patrie ; à nous pousser à œuvrer pareillement pour tous nos frères, même le plus petit, le plus moche, le laissé-pour-compte.

Moi, ça me faisait quand même penser à une prière de la messe :

« Ramène à toi, Père très aimant, tous tes enfants dispersés ! »

Ouais mais quand même, moi, ce n'était pas ça que je voulais dire dans ce chapitre. Maintenant, il n'y a plus de place.

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