VI 9 - Mes chaussons de gymnastique

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Un peu plus tard, la maîtresse nous fit coller un papier dans le cahier de correspondance, pour demander à nos parents de bien vouloir nous acheter des chaussons de gymnastique parce que nous allions aller au gymnase.

Maman râla un peu : encore un achat, à peine la rentrée terminée, qui servirait si peu, pour aller au gymnase alors que Nani n'y était jamais allée !

Mes chaussons de gymnastique étaient de drôles de petits chaussons tous blancs, tous fins, tous ronds avec un élastique sur le dessus. Le mardi matin, en plus de mon cartable, Maman me fit prendre un sac en toile dans lequel elle avait mis mes chaussons de gymnastique tous neufs, un short et un polo.

L'inconvénient, avec la séance de gymnastique, c'est qu'elle nous faisait louper la récré. Moi, ça me convenait : je n'aimais pas la récré. À dix heures, nous sortîmes de la classe avec nos sacs de sport, nous dûmes nous mettre en rang et nous donner la main deux par deux, comme toujours mais, au bout du couloir, au lieu de tourner à gauche pour sortir dans la cour, nous tournâmes à droite, traversâmes le hall et sortîmes dans la rue. Nous marchâmes ainsi jusqu'à l'école des garçons : c'était là qu'était le gymnase.

Arrivées devant le grand portail de l'école des garçons (situé face au pont de la ligne de chemin de fer), nous nous arrêtâmes. La maîtresse crut utile de nous donner des instructions concernant la fin du trajet : l'espace séparant le portail du gymnase, c'était la cour de l'école des garçons or nous étions, précisément, à l'heure de la récré ; tous les garçons de l'école étaient dans la cour. Il nous fallait marcher au milieu d'eux.

Plus la maîtresse parlait, plus les filles se crispaient, se rongeaient les ongles, se serraient les unes contre les autres... on vint nous ouvrir le portail.

Camille était dans la cour.

Lorsque nous fûmes arrivées dans le gymnase, je m'assis par terre, sortis de mon sac mes chaussons de gymnastique, tous blancs, tous ronds, tous neufs et me mis à pleurer.

Toutes les filles de la classe se mirent à pleurer et à crier : des garçons étaient montés sur l'avancée du mur du gymnase et regardaient, par les fenêtres, les filles qui se déshabillaient pour mettre shorts et polos.

Ma maîtresse fulmina :

« Ah ! Non. Si c'est pour que ça se passe comme ça, on retourne en classe. »

Elle sortit du gymnase et alla chercher les maîtresses des garçons qui s'occupèrent de les faire partir de là.

Ma maîtresse réapparut en lançant derrière elle :

« S'ils reviennent, on s'en va. Je n'accepterai pas que mes élèves soient traitées de cette manière. »

Ça y était : les garçons étaient partis. La maîtresse rassura tout le monde. Les filles se calmèrent - moyennement - et enfilèrent vite leurs tenues de sport.

Moi, je pleurais toujours, assise par terre, tenant dans mes mains mes chaussons de gymnastique tous blancs, tous neufs, avec un élastique sur le dessus.

La maîtresse s'approcha de moi et me répéta gentiment ce qu'elle venait de dire à la cantonade :

« Ça y est, c'est fini. Faut plus avoir peur. Ils sont partis. »

Je levai la tête et lui demandai :

« Est-ce qu'on viendra encore au gymnase, dans deux mois ?

- Dans deux mois ? Pourquoi dans deux mois ?

- Parce que je dois garder mon cache pendant deux mois. Alors, c'qu... »

La maîtresse mit les poings sur les hanches et changea de ton :

« Non mais dis donc ! T'es pas là pour jouer les coquettes. Allez ! Dépêche-toi de mettre ta tenue ! »

À ce moment-là, je ressentis comme une espèce de boule qui me faisait mal dans la gorge. Ça me faisait toujours ça quand j'étais victime d'une injustice. C'est vrai, quoi : je ne planquais pas mon cache dans ma poche, comme me l'avait suggéré Monique ; je le gardais sagement, scrupuleusement. N'avais-je pas le droit d'avoir du chagrin ? Les autres filles, elles avaient plus crié que pleuré, elles avaient fait des simagrées et la maîtresse les avait consolées parce que leur attitude était allée dans le sens de ses propres idées ; tandis que moi, ma peine était réelle et tout ce à quoi j'avais droit, c'était un non mais dis donc ! parce que la maîtresse, elle s'en fichait de Camille. Elle ne le connaissait même pas.

La maîtresse restait inclinée devant moi, attendant que j'obtempérasse mais, moi, je n'arrivais pas à m'arrêter de pleurer. Elle ne me gronda pas pour autant. Elle m'observait ; on aurait dit qu'elle m'écoutait. Alors, essayant de regrouper mes pensées, je levai les yeux - dont un était caché - vers la maîtresse et lui demandai :

« Pourquoi, les autres, èes ont droit de pleurer parce qu'èes aiment pas les garçons et moi, j'ai pas droit de pleurer parce que je les aime ? »

Son visage de vieille dame gentille et attentionnée envers toutes ses élèves - et plus encore envers moi parce qu'elle avait vu que je souffrais, m'avait-elle dit, d'une grande affliction - resta penché vers moi, la bouche fermée. Elle ne riait pas, ne se moquait pas de moi ; elle me considérait avec sérieux et me dit enfin :

« Tu as le droit d'aimer les garçons mais il y a un temps pour chaque chose. Là, on est venu faire de la gymnastique. Toutes tes camarades sont prêtes, on n'attend plus que toi. Dépêche-toi ! »

Elle n'avait pas dit s'il te plaît mais c'était tout comme. Je mis sur moi le contenu de mon sac le plus vite que je pus, me levai et courus dans mes chaussons de gymnastique tous neufs, tous fins, tous légers.

DATE ET LIEU DE NAISSANCEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant