VII 9 - Le maître des rêves

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À cette époque-là, Nani était au lycée et elle avait beaucoup de travail. Elle décida néanmoins - sans que je n'eusse rien réclamé - que, les soirs où elle aurait un peu de temps, elle inviterait sa petite sœur à dormir dans sa chambre. L'invitée en fut ravie et honorée.

Dès que nous fûmes couchées, Nani me demanda :

« Alors ?

- Alors quoi ?

- Ton rêve de Camille ?

- J'veux pus l'faire : c'est un cauchemar. Même tes conseils, ys ont pas marché.

- Ben attends ! Faut chercher pourquoi ça marche pas. »

Nani, elle était gentille. Elle savait trouver les mots qu'il fallait pour me redonner courage :

« C'est intéressant que tu aies appris à te rendre visible ou invisible à volonté. Ça prouve que tu deviens de mieux en mieux capable de maîtriser tes rêves. Maintenant, c'qui s'rait bien, ce serait que tu arrives à te concentrer plus fort sur celui que tu veux voir et à faire disparaître celui que tu ne veux pas voir.

- C'est pour ça que tu m'as dit de venir dormir dans ta chambre ?

- Ben... ça m'fait plaisir de r'cevoir de temps en temps ma p'tite sœur à dormir dans ma chambre mais aussi, j'avais envie que tu m'racontes ton rêve, ce qu'il était devenu.

- Ben alors, si ça t'intéresse, ça pourrait peut-être aussi intéresser mes lecteurs.

- Tes lecteurs ?

- Ben oui parce que, en principe, dans un livre, on raconte c'qu'on vit pour de vrai, pas ses rêves.

- Je vois que ton projet d'écrire un livre te tient vraiment à cœur.

- J'en sais rien. Si ça devient comme un travail, j'le ferai sûrement pas mais, pour l'instant, quand j'ai besoin d'parler à quelqu'un pis qu'chuis toute seule, j'm'invente des lecteurs... »

Je n'avais pas l'impression de maîtriser mes rêves tant que ça. Au début, peut-être que je m'étais mise à rêver de Camille parce que je pensais très fort à lui mais là, j'étais arrivée à un stade où le rêve me revenait souvent, la nuit, que je le voulusse ou non.

Il racontait toujours la même histoire dans le même ordre. Au début, je marchais dans la cour de l'école des garçons, au milieu de tous les garçons. Aucun d'entre eux ne faisait attention à moi, ne voyait que j'étais là. Leurs visages m'étaient anonymes. Il était probable que l'ensemble des filles de Courbevoie me regardassent, cachées dans un nuage mais bon... il ne pouvait pas y avoir de constatation formelle en la matière puisque ce n'était qu'un rêve, le fruit de mon imagination.

Dès que je me rendais visible, Camille sortait dans la cour et venait vers moi d'un pas décidé. À ce moment-la, le singe surgissait, me sautait dessus, me faisait des bisous baveux et m'attrapait par le cou pour essayer de m'entraîner avec lui derrière le donjon de l'école des garçons. Alors, moi, j'étais obligée de me réveiller pour sortir de là.

Je voulais essayer de mettre en pratique le conseil de Nani qui consistait à... faire disparaître le monstre.

Ben ouais, évidemment. Elle en avait de bonnes, Nani ! Si un monstre de cauchemar te dérange, t'as qu'à le faire disparaître. Tu dormiras mieux. Elle est marrante, Nani !

D'un autre côté - en y réfléchissant - le faire disparaître, j'en étais capable. Ben ouais : quand je voulais me débarrasser de lui, je me réveillais et ça le faisait disparaître.

Ce n'était pas le genre de cauchemar dont je me réveillais angoissée, avec l'impression que le monstre était toujours là, tapi dans un recoin de la chambre. Non, je me réveillais juste, en sursaut, et je me disais :

« Pfff ! Encore lui ! »

avant de me rendormir sur autre chose. Je ne faisais jamais le rêve de Camille deux fois de suite dans la même nuit. On aurait dit qu'il ne venait qu'à son heure.

Il y a les rêves qu'on fait le soir, qui ont souvent plus ou moins un rapport avec ce qu'on pensait avant de s'endormir (ou avec ce qu'on a vécu ces derniers temps) ; il y a les rêves de la nuit profonde, qui nous entraînent éventuellement dans les plus lointains pays des rêves ; il y a enfin les rêves du matin, lorsque la journée naissante se raconte à l'oreille du dormeur et le ramène à la réalité. Mon rêve de Camille n'était jamais rien de plus qu'un rêve du soir (et puis, de toute façon, un rêve habité par un monstre, je n'aurais pas essayé de l'entraîner avec moi dans les méandres de la nuit profonde). Quoique je n'en sais rien, après tout : je ne me suis jamais rappelé qu'une petite partie de mes rêves.

Je voulais arriver à mettre en pratique les conseils de Nani : faire disparaître les monstres de cauchemars pour devenir le maître des rêves. Ce serait chouette ! Même si la peur du monstre me réveillait, je faisais, avant de partir, un effort de concentration pour essayer de le séparer de Camille. Je voulais arriver à sortir du rêve du monstre tout en restant dans celui de Camille.

DATE ET LIEU DE NAISSANCEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant