Tous les mardis matin, quand sonnait l'heure de la récré, nous sortions dans la rue avec nos sacs et nous rendions au gymnase. Chaque fois que nous arrivions devant le grand portail de l'école des garçons, les filles se crispaient et commençaient leurs simagrées ; Monique disait qu'elles faisaient les gnangnantes. Pour traverser la cour pleine de garçons, elles marchaient à petits pas, sans bruit, en évitant de regarder autour d'elles.
À chaque fois, Camille était là. Il regardait, de loin et quand il m'avait vue, il arrêtait de regarder. Il est probable qu'il se fût fait expliquer ce qu'était un cache : il n'avait plus l'air tellement horrifié, il semblait attendre simplement que cela s'en allât.
Chaque mardi, lorsque nous entrions dans l'école des garçons, je cherchais Camille du regard mais il était de plus en plus loin, au fond de la cour. Il regardait : oui, le cache était toujours là. Alors, il se détournait, comme s'il n'y croyait plus.
Deux mois, c'est si long ! J'avais tellement envie d'entrer dans l'école des garçons sans mon cache ! Cela allait-il seulement advenir ? Quand ma mère avait dû m'acheter mes chaussons de gymnastique, elle avait râlé un peu parce qu'ils étaient destinés à ne servir que quelques semaines. Au-delà, je savais que nous n'irions plus au gymnase et que je n'allais probablement plus revoir Camille avant longtemps. Il y a au moins un point sur lequel j'étais d'accord avec les grandes personnes : le port du cache ne m'était pas tombé dessus au bon moment de ma vie.
Les adultes disaient cela non pas par rapport à Camille mais à cause de ma rentrée au cours préparatoire : ils avaient peur que cela me handicapât pour commencer à lire et à écrire.
Honnêtement, je n'avais pas l'impression d'être gênée à ce niveau. Pourtant, je vis la maîtresse s'en impatienter : plusieurs fois, elle me demanda jusqu'à quand je devais garder mon cache. Même, le mardi 19 novembre au matin, elle me demanda comment ça se faisait que je l'avais encore. En fait, je devais le garder du 20 septembre au 20 novembre. C'était formel.
Le mercredi 20 novembre, enfin, je sortis de chez l'oculiste débarrassée de ce fichu cache. Néanmoins, je n'étais pas encore libérée de mon attente parce qu'il fallait que s'écoulât toute une semaine avant que nous retournassions au gymnase. Allions-nous seulement y retourner ? Je n'en savais rien. Cette semaine me fut longue. J'avais beau n'avoir que six ans et demi, l'inquiétude me revenait sans cesse à l'esprit, du matin au soir. J'étais angoissée, excitée, impatiente... amoureuse, donc.
Le mardi matin arriva enfin. Oui, nous allâmes au gymnase. Sur le chemin, je me sentais toute bizarre, je ne me réjouissais pas comme je l'aurais dû : je ne réalisais pas vraiment ce que j'étais en train de vivre, j'étais envahie par une angoisse que rien ne justifiait. C'était une sorte de timidité si débordante qu'elle me plongeait presque dans l'inconscience ; j'arrivais tout juste à suivre le rang dans lequel je marchais (peut-être est-ce ce que les grands de la Comédie Française appellent le trac). Lorsque nous nous arrêtâmes devant le grand portail de l'école des garçons, je me sentis bien plus crispée que les autres filles ne feignaient de l'être.
On vint nous ouvrir et nous pénétrâmes dans la cour dans laquelle les garçons étaient en récréation. Camille était loin, au fond de la cour. Moi, je ne baissai pas la tête honteusement comme les fois précédentes. Mon œil droit ne louchait plus et mon œil gauche n'avait plus de cache ; mon regard était beau, droit et fier. Quand Camille me vit, il ne se détourna pas comme les autres fois ; il me regarda les yeux et s'approcha un peu.
Brusquement envoûtée par l'émotion, j'oubliai que j'étais à l'école, j'oubliai que je marchais dans un rang ; j'oubliai que je traversais la cour des garçons. Seul Camille resta présent en mon esprit ; tout le reste s'effaça et je me mis à danser, à sautiller en remuant les épaules et en chantant :
« Ça s'en va et ça revient »
assez fort pour que Camille pût entendre de là où il était.
C'est une chanson que J''avais souvent entendue, par-ci, par-là. Je ne sais pas si je connaissais la suite. Le problème ne se posa pas car à peine avais-je chanté cela, je fus bloquée dans mon élan et ramenée à la triste réalité.
Le rang s'était immobilisé. Toutes les filles s'étaient retournées vers moi et me lançaient des regards furax. Elles qui faisaient tout pour passer inaperçues !
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DATE ET LIEU DE NAISSANCE
Non-FictionPremière partie de : SEX AND DESTROY Un nouveau son rock ?