Au bout du compte, elle fut prise en charge par le groupe des chouchoutes et des bonnes élèves. Elles l'entourèrent et lui firent la conversation sur divers thèmes tels que la coquetterie, le vernis à ongles, les poupées barbantes... bref, que des trucs de chouchoutes et de bonnes élèves. Elles expliquèrent à Anne qu'il est bon de prendre soin de sa personne autant que de ses études mais qu'il n'est pas convenable de se vanter de ses tenues auprès de camarades dont les parents n'ont peut-être pas les moyens de leur acheter des toilettes.
« Si tu as envie de parler de tes nouveaux habits dont tu es fière, on le comprend. On est comme Toi. Alors, viens en parler avec nous ! Devant les autres, il faut être discrète. »
lui expliquèrent-elles.
Pendant plusieurs récréations, je vis Anne marcher au milieu des chouchoutes et des bonnes élèves. La tête baissée, le visage austère, elle écoutait sagement leur leçon.
Puis, soudain, Anne déboula juste devant moi et me dit, toute remontée :
« Chuis pas une bonne élève. Chuis comme vous. Moi, j'parlais d'mes habits, c'était pour me faire des copines, pour qu'on s'intéresse à moi ; parce que dans mon école d'où je viens, c'est comme ça : tout le monde parle de ses habits. Alors, j'croyais qu'ici, c'était pareil. J'veux pas être avec les bonnes élèves, c'est trop ennuyeux. J'veux être avec vous. »
Moi, j'voulais bien discuter avec Anne de ce qu'elle voulait ; c'est juste que parler de ses chaussettes, je trouvais ça un peu ridicule mais...
Anne ne m'écouta même pas. Elle courut redire ce qu'elle venait de me dire à toutes les autres filles de la classe, une par une.
Lors de la récréation suivante, je vis de nouveau Anne surgir devant moi. Cette fois, c'était pour me chanter la bonne du curé (moi aussi, je connaissais : ça passait tout le temps à la radio). De nouveau, elle partit en courant faire son numéro aux autres filles de la classe, l'une après l'autre.
Par ce comportement hors de commun, Anne força la sympathie de toute la classe.
Elle répéta à tout le monde ce que lui avaient dit les chouchoutes et les bonnes élèves en matière de coquetterie et de discrétion. Il y eut des réactions : toutes les filles sont coquettes, toutes voulurent mettre leur grain de sel dans la discussion ; à la gloire des chaussettes boum, élégantes, confortables, pratiques, à la mode, à 8F dans tous les trucoprix qui, ce printemps-là, fleurirent de toutes les couleurs dans notre cour de récréation.
Anne était notre intermédiaire. Elle allait de fille en fille, de groupe en groupe, butinait les messages de chacune et les colportait à chaque autre.
À la fin, je lui demandai :
« Et moi, mon message, ça t'dérange pas d'aller le répéter aux autres ?
- Ben oui. Dis !
- J't'aime bien, t'es gentille mais moi, j'trouve que parler de ses chaussettes, c'est grotesque. »
Elle partit en courant. Un peu plus tard, elle revint m'annoncer que la majorité des filles était de mon avis.
« Quand on sera au CM1, je vous trouverai un sujet de conversation à la hauteur. »
promit-elle.
C'était déjà les grandes vacances. Vraiment, la vision ensoleillée que j'avais eue à la kermesse, ce n'était pas de la blague. Anne avait accompli un miracle : à elle toute seule, elle avait complètement transformé l'ambiance de l'école.
Tout n'était plus tout noir à Courbevoie ; tout ne fut plus tout rose à Cesson. Quand nous y retournâmes en vacances, au mois de juillet, je fis la connaissance de Muriel la bouseuse qui, au milieu de ses copains et copines, me dit méchamment :
« Fiche le camp, la Parisienne ! On veut pas d'toi chez nous. »
Il n'empêche que quand elle baissa les yeux et vit mes chaussettes boum, elle ferma son clapet.
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DATE ET LIEU DE NAISSANCE
SachbücherPremière partie de : SEX AND DESTROY Un nouveau son rock ?