Chapitre Vingt-trois

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J'ai juste eu le temps de regagner la chambre de ma mère et de relâcher le morceau de papier.
Effondrée sur le sol, je contemple ce carnage, d'un regard vide. Je ne suis qu'un pantin sans volontés qui regarde sa vie basculer lentement dans le désespoir et la souffrance. J'arrive à peine à imaginer le dixième de ce que vivait sans cesse ma mère. Je sens ce couteau qui entaille les organes d'une manière experte pour atteindre le cœur et le poignarder violemment. La douleur se répand dans chacun de mes membres, chacune de mes veines, de mes cellules. Mon corps est l'hôte d'une chose inimaginable, le martyre de la perte d'un proche, de ma mère. Tout ça me transperce et me réduit en miettes.

Ces paupières sont fermées et sans tout ce sang, on pourrait croire qu'elle dort paisiblement. En un sens sa mort a dû être affreuse mais c'est également une délivrance qu'elle a toujours espérée. Elle est morte par ma faute mais je suis sûre qu'elle est mieux là où elle est. Sa vie a toujours été un temps passé à pleurer et tout n'était qu'une dépression constante. J'espère que sa mort est la chose qu'elle attendait. Ça a l'air cruel vu comme ça mais je le pense vraiment. Plus rien ne la retenait à part des enfants dont l'une partie et qui ne reviendrait peut-être jamais, et d'un fils qui allait partir quelques années plus tard pour construire sa vie sans sa mère.

Même en considérant tout ça et en y croyant, je n'arrive pas à surmonter cette pente raide. Je reste au bas de la falaise sans aucun moyen pour remonter. Je ne pourrais pas m'en sortir, j'ai besoin d'un repère, d'une corde solide pour me hisser jusqu'en haut.

Les larmes trouvent enfin leur place au creux de mes yeux et entament leur longue descente. Elles tombent une à une sur le sol, dans tout ce sang et cette boucherie. J'ai beau essayé de les retenir le plus possible pour ne pas sombrer dans ce tourbillon de désolation, je n'y arrive toujours pas.

Une rage inattendue et une colère grandissante s'emparent de mon être. Mon esprit mis de côté, je me déplace péniblement vers le lit comme si les blessures de ce chagrin étaient réelles et que je me vidais de mon sang, à l'image de ma mère un peu plus tôt. À cette pensée, je vomis de la bile. N'ayant pas mangé grand chose aujourd'hui, je rejette ce qui me reste dans l'estomac. M'essuyant la bouche avec le bas de mon t-shirt, j'arrive devant son lit et empoigne fort le drap, le presse contre mon cœur puis en recouvre ma mère pour camoufler ces horreurs mais laisse son visage à l'air. Ses mains glacées prennent place sur le tissu ayant perdu sa blancheur. Je les serre une dernière fois.

En reculant lentement, je pète les plombs un peu plus à chaque pas. Chaque mouvement reflétant une minute de plus loin d'elle. Un temps de plus qu'elle passe dans un monde inconnu.
Toute l'injustice et la colère de ces quelques semaines viennent m'anéantir et me submergent. J'arrache l'applique du mur dont l'ampoule n'est plus qu'un souvenir. Elle se fracasse par terre avec un bruit de verre brisé. Le bureau est déjà en sale état mais je le pousse de toutes mes forces jusqu'à le renverser sur le côté. Je donne des coups de pied dans la porte pour expulser toute ma frustration. Ne contrôlant plus rien, je me défoule sur tout ce que je trouve : un coussin, un pied sans sa chaise, des feuilles de papier. Je déchire et anéantis tout comme la vie l'a fait avec ma tête, mes sentiments et surtout avec mon cœur.

Je m'apprête à me jeter sur une chaise bancale abîmée quand une force contraire m'en éloigne. Je crie, je hurle même. Je me déchaîne contre la chose qui m'empêche d'étancher ma soif de vengeance sur l'ameublement. Me débattant, je continue les cris. Ma voix m'a presque quittée, quand je suis immobilisée contre un mur. Ma vue est brouillée par les larmes de rage mais j'arrive à distinguer le contours de Morgan. Morgan, encore et toujours lui ! J'en ai marre qu'il soit toujours là ! Je ne peux plus le supporter !

- Dégage ! hurle ma voix endommagée.

- Non, répond-t-il calmement.

- Je ne veux pas te voir ! Vas-t-en, avant que mon poing finisse dans ta figure !

- Non, continue-t-il avec la même quiétude agaçante.

Mes cris redoublent en même temps que les larmes. Les mains de Morgan commencent à me faire mal, mon dos coincé contre la cloison aussi. Je ne sais pas s'il le remarque mais j'oublie tout en voyant ses doigts qui montent jusqu'à mes épaules et ses bras qui m'entourent.  Son étreinte est une tornade d'une multitude d'émotions contradictoires : peur, amour, crainte, déchirement, colère, espoir...

Je m'oublie entre ses membres chauds qui me soutiennent. Mon barrage c'est Morgan.

Il a toujours été la digue sur laquelle je me dirigeais, je me blessais à chaque fois mais maintenant elle est là pour m'arrêter et non pour me faire mal, au contraire.

Je pleure. Ce ne sont plus de simples larmes brûlantes sur mes joues. Non. La tristesse, la vraie, est arrivée. Je renifle et me blottis un peu plus dans ses bras. Je sens une effluve si familière, celle de la forêt, du grand air mélangée à son odeur à lui, synonyme de sa présence. Je suis hors du temps, abandonnée de tous, sauf de lui.

Morgan passe la pulpe de ses pouces sur mes pommettes pour y écraser les larmes. Son geste est doux comme une plume, léger comme une brise, presque imaginaire. Mais l'Élémentaire est vraiment là à essayer de me consoler. Un sourire bienveillant se dessine aux commissures de ses lèvres pleines. Son regard néanmoins est remplis d'inquiétude. Je ne veux pas voir ça ! Pas ses yeux si verts qui s'apitoient sur mon sort. Je me cache dans sa veste, plutôt celle qu'il a emprunté au camp, mais c'est du pareil au même. Elle porte elle aussi son odeur, je l'hume pour en remplir mes poumons. Je recommence l'opération avant de me calmer. Mes larmes épuisées, je lève mon regard vers lui, son sourire est encourageant. Je me détache et commence à observer la pièce encore plus dérangée qu'à notre arrivée. La rage m'a poussée à de telles choses que je ne veux pas qu'elle recommence son manège dans mon esprit.

Un éclat blanc me fait tourner la tête. La lettre. Je la ramasse. Parcourant une dizaine de fois ces trois malheureuses lignes pour les graver dans mon âme, je prends conscience de ce que je dois faire. De ce qu'il faut faire. Mon frère, la seule famille qu'il me reste a disparue. Il a été enlevé par cette pourriture de Dirigeant !

Je balance le message et Morgan le rattrape au vol. Son visage se décompose à mesure que ces yeux prennent en compte chacun des mots. Il déglutit difficilement et me regarde, effrayé puis haineux. Je dois avoir la même tête que lui, désespérée mais déterminée.

Il faut se reprendre et agir :

- Partons. Il faut la laisser ici même si je n'ai aucune envie. Ça paraîtra encore plus suspect si on nous trouve avec un mort dans les bras.

Ces mots me font toujours un effet cuisant mais il ne faut pas se voiler la face.

- Tu... tu as raison. Partons.

L'Élémentaire {En Réécriture}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant