Chapitre Quinze

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Nous trouvons refuge quelques kilomètres plus loin sous un chêne centenaire. Ses racines et son tronc fendu offre un léger abri de la pluie et du vent.

    Une fine bruine a commencé à tomber. Les petites gouttes rejoignent les fins brins d'herbes encore jaunis par la sécheresse de cet été. L'automne arrive avec le chant du vent dans les feuilles craquantes et brunies. Je n'ai pas vu passer le temps. Ces dernières semaines qui ont changé ma vie du tout au tout. Je suis dans un brouillard toujours aussi épais mais je me suis habituée à son doux manteau blanc...

    Pendant une semaine, sept jours qui m'ont filé entre les doigts, il ne m'a pas parlé. Je ne voyais presque jamais Diane, toujours occupée dans le palais. J'ai vécu dans un silence pesant presque tous les jours ponctués par la voix d'Anne qui se plaignait chaque jour de sa piètre existence. J'étais triste pour elle certes mais je me faisais plus de soucis pour ma mère. Cette femme que j'ai abandonné comme l'a fait papa, bien que lui ne l'ai pas souhaité. Sa disparition l'a profondément touchée. J'ai essayé chaque jour de l'apaiser mais elle restait plongée dans un abîme ou personne ne pouvait rien faire pour la remonter. Après plusieurs échecs, j'ai arrêté de la consoler et je passais mes journées dans la Grande Bibliothèque. Je voulais partir loin, m'éloigner de ce climat morose et pour ça il fallait que je sache tout pour m'en aller, pour vivre sans aide. Je ne voulais pas rester, pas m'attacher aux autres. Être seule...

    Mais en laissant ma mère, je n'ai fait que redémarrer cette boucle de souffrance qu'elle avait réussit à oublier. Elle ne l'a jamais surmonté, jamais. Je suis l'essence même de son malheur et aujourd'hui j'en prends conscience et ne le supporte pas. C'est impossible à pardonner. Je m'étais pourtant promis de ne pas la quitter... J'ai manqué à ma promesse...

    "Ce n'est pas ta faute. Tu ne pouvais rien faire. Elle n'aurait pas compris tes pouvoirs..." m'assure la voix.

    Je ne peux plus l'entendre, elle ne comprend pas. Elle ne doit même pas exister. Ce n'est que mon imagination. L'énervement subit de tout-à-l'heure revient comme un boomerang.

Elle ajoute: "Non, je ne suis pas imaginaire. Je suis là et t'explique que tu n'y es pour rien, tu..." Elle n'a pas le temps de finir sa phrase, je crie.

-    Tu as tout faux ! C'est entièrement ma faute. Je suis ce que je suis ! Elle n'a pas choisi d'avoir un démon pour fille ! Elle n'en avait pas besoin ! Et moi je suis arrivée et lui ai gâché sa vie ! J'ai tout détruit en voulant reconstruire ce qui était déjà mort !

    Je me fiche des conséquences ! J'avais besoin de le dire, de formuler ce que j'avais sur le cœur. Je me déteste. Je ne veux pas être une Élémentaire, je ne l'ai jamais voulu. Pourquoi ne puis-je pas être comme tout le monde ?! Je ne sers à rien et me berce d'illusions en voulant aider une organisation qui n'a pas besoin de moi ! Je n'en peux plus. Je ne me supporte plus. Cette crise est tout bonnement inutile. Ça m'agace d'être aussi sensible. C'est tellement bête mais je suis énervée contre moi-même, ce qui n'arrange rien...

    Je me lève, me retourne et éclate le tronc du chêne avec mes poings. J'ai besoin de me défouler. Un coup, dix coups, quinze coups et je continue. J'ai l'impression que chaque fois que mes phalanges rencontrent l'arbre, je m'inflige autant de dégâts. Je ressens ce que je lui fait. Je tais la douleur et ne m'arrête pas. Du sang s'écoule entre mes doigts mais je ne cille pas et m'acharne.

    Quelque chose enserre ma taille et m'écarte de l'écorce abîmée. Je ne m'en rends pas complètement compte et agite toujours mes bras mais cette fois mes doigts ne rencontrent que le vide. Je ne vois plus rien, tout est flou. Mes yeux sont embués de larmes. Chaudes, elles glissent lentement sur mes joues pour tomber et se mêler à la pluie qui s'intensifie. Des mains bouillantes les essuient, elles s'attardent puis se retirent brusquement. Mes bras sont entravés, je ne bouge plus.

    Une fatigue surprenante fond sur moi. J'entends un murmure à travers le silence dans lequel je me suis murée :

-    Kate, regardez moi. La voix est calme et douce comme étouffée.

    Elle recommence :

-    Kate, regarde moi.
Pourquoi est-elle passée du vouvoiement au tutoiement ? Je ne sais pas mais peu importe.

    Je ne vois toujours rien, rien qu'une vague silhouette. Je me frotte les yeux.

-    Respire...

    Je l'écoute. Le calme pointe son nez et je le sens quand il se glisse doucement dans mon corps, dans ma tête pour m'apaiser. Je remplis mes poumons d'air frais et les vide. J'inspire, j'expire. Mon souffle se régule. Les battements de mon cœur font de même. Je regarde autour de moi. La pluie a cessé et nous nous trouvons toujours près du vieux chêne maintenant défiguré. La forêt continue derrière lui, sombre et habitée par les animaux nocturnes.

    Morgan est devant moi. Il me scrute, visiblement inquiet. En regardant les alentours, je remarque les dimensions anormales des plantes. L'herbe est trois fois plus haute, le buisson a doublé de taille et c'est le même schéma pour toutes les branches des arbres ; elles se sont allongées.

-    Qu'est ce qui s'est passé ?

-    Tu as fait une crise.

-    Je sais mais...

Il m'interrompt :

-    Ne t'inquiète pas c'est tout à fait naturel. Chaque Élémentaire doit passé par là. En tout cas nous deux, nous sommes passés par là. Les autres, ceux de l'eau, n'ont pas ce genre de problèmes...

-    Arrête ! J'en ai marre. Je ne veux plus en être une !

-    C'est impossible... Moi aussi je voudrai être normal.

    Je le considère une minute, surprise :

-    Toi aussi, tu as...

-    Oui. J'ai fait pire que toi.

-    Quoi ?

-    J'ai brûlé ma maison. Il fait une pause puis continue la gorge nouée :

-    Et ma mère avec...

-    Je croyais que tu n'avais pas connu tes parents...

-    Je préfère dire ça qu'avouer que j'ai tué ma mère.

-    Oui... Ça se comprend...

-    Ça va mieux ?
La vitesse à laquelle il a balayer le sujet me dérange mais je répond tout de même, hésitante :
-    Oui... je crois.

-    Alors tu pourrais rentrer tes chiens de gardes ?

    Il me montre ses poignets, emprisonnés par une tige feuillue qui s'est enroulée plusieurs fois autour. Morgan parcourt des points autour de nous pour me montrer les autres végétaux déformés. Ce sont donc eux mes "chiens de garde" ? Je souris.

-    Je vais essayé... Je me demande bien comment je me suis débrouillée...

-    On se le demande toujours après coup.

-    Combien de fois tu en as fais ?

-    Je ne compte plus, mais ça s'est amélioré depuis qu'ils m'ont donné cette combinaison. Ses yeux se posent quelques secondes dessus.

    Je fais le vide en moi et les plantes bougent si facilement que je ne suis même pas fatiguée après l'opération.

    Une question trotte depuis un moment dans mon esprit et j'ose enfin l'exprimer :

-    Toi aussi tu entends une voix ?

    Il réagit mieux que je ne l'aurais espéré même si je connais déjà sa réponse avant qu'il parle :

-    Non.

    Il ne pose pas de questions, rien, aucune remarque et je l'en remercie, silencieusement. Un poids disparaît après ça. Il ne me prend pas pour une folle. Et j'y crois un peu moi aussi...

    Quand je pense à toutes les crises qu'a dû faire Morgan et je me dis que ce sera impossible à supporter.

L'Élémentaire {En Réécriture}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant