Chapitre Vingt-quatre

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Nous chargeons deux sacs avec le plus de nourriture, de vêtements et d'eau possible. Le voyage va être long. On revient de l'enfer et maintenant il n'y a plus qu'à y rentrer une nouvelle fois. 

Je ne suis plus qu'une enveloppe charnelle. Mes mouvements sont automatiques. J'ai l'impression d'être à des kilomètres de mon corps, comme perdue et abandonnée. Je fonds en larme subitement et tombe à genoux dans la petite cuisine dérangée. Mes jambes rencontrent des bouts de vaisselle, brisée, comme moi, mais je n'y fais pas attention. La porcelaine au sol me fait penser à l'assiette que j'ai laissé glisser. Je replonge dans mes souvenirs, ceux de mon frère, de ma mère. Je les retrouvais après des longues semaines d'absence et tout ce que j'ai fait c'est partir une seconde fois. Je n'ai pensé qu'à moi. J'avais la chance de les rendre heureux avec la résistance. J'imagine même ma mère organisant une attaque aux côtés de Marc et d'Hélène mais tout cela s'efface bien vite.

Je refuse de penser à ma mère de cette façon alors que je ne peux même pas lui offrir une sépulture digne de ce nom. Juliette s'invite à la petite fête sinistre dans mon esprit et je me souviens que je n'ai fait aucun effort pour elle aussi. J'essuie mon visage humide de larmes et sort un instant. L'aube pointe son nez au loin. Je n'ai pas dormi et je n'en ai aucune envie. Prise d'une soudaine envie, je cours jusqu'au lac. Personne. Comme je m'y attendais, l'espace est aussi calme qu'hier. Les rayons doux du soleil effleurent les couleurs des fleurs qui se fanent. Ça sent l'automne. En effet, les feuilles des arbres sont déjà dans les tons de cette saison : rouge, doré, orange, bronze...

J'arrive devant un saule pleureur qui accueille sous ses longues branches un petit massif de cyclamens roses irisés. Je pénètre sous l'arbre, qui d'une certaine façon forme un bouclier. Cet arbre est comme moi, il pleure. Mais il me protège contre le reste du monde. Je suis seule sous sa coupole de feuilles claires qui s'agitent dans le vent. Je respire un bon coup et me penche pour récolter quelques fleurs au creux de ma paume. Trois. Une de la part de mon frère, une autre de papa, même s'il n'a jamais été là et une de moi. Je ne mérite même pas le privilège de cueillir des fleurs pour ma mère défunte. Je ne suis et n'ai jamais été digne d'être sa fille. Si je n'avais pas été là, si je n'avais pas existé, rien ne serait arriver. Rien.

Le soleil est de plus en plus haut à mesure que mes pieds s'approchent de la maison. En ouvrant la porte, je remarque Morgan qui fait les cents pas au milieu de l'entrée. Je commence à m'inquiéter :

- Qu'est ce qu'il y a ?

Il lève les yeux vers moi.

- Où étais-tu passée ? Je ne te retrouvais plus. J'en suis devenu fou !

- Tu t'es fait du soucis pour moi ?

- Oui et ne va pas me dire que c'est inutile...

Cette phrase me frappe. Je me souviens de la fois où je lui ai dit ça. Le jour où j'ai été capturée par le Dirigeant. Penser à lui me mets les nerfs encore plus en pelote alors je le jette dans un coin de ma tête. Pour le moment, il y a un jeune homme devant moi qui s'est fait du soucis pour moi. Ce même individu qui m'a accompagné dans toutes ces épreuves et je l'ai sans cesse rejeté. Mais je n'ai plus la force de le faire. Je n'ai plus la force de nier l'évidence.

Je coure et le prends dans mes bras. Je le serre le plus fort possible. Je me noie dans ces sensations. Son parfum de forêt, la douceur de son étreinte et la façon dont il se préoccupe de ma personne. Je sais maintenant qu'il a toujours eu un œil sur moi. Qu'il n'a jamais vraiment voulu me blesser mais qu'il répondait seulement à mes menaces. Le fond du problème c'est moi. Je le suis dans chaque situation. Mais je veux changer ça ! Et pour commencer je veux lui dire ce que je ne lui ai jamais dit avec autant de sincérité :

- Merci.

Ce n'est qu'un murmure mais je sais qu'il m'a entendue. Pour toute réponse, il enfonce sa tête dans mes cheveux. Son nez frôle ma mâchoire et accélère ma fréquence cardiaque. Son souffle me chatouille le visage. Je ne peux plus bouger. Et je ne le veux pas. Je ne sais plus quoi faire. Ma tête est vide comme à chaque fois qu'il est si près de moi. J'inspire difficilement et je rougis au moment où il le remarque. Il sait qu'il a cet effet sur moi. Moi aussi j'en ai sur lui car il expire profondément et se camoufle un peu plus sous ma chevelure sale.

L'un et l'autre nous ne savons pas quoi faire pour le moment. Mais nous n'avons plus de temps, à chaque seconde mon frère est plus loin de moi. Je repousse Morgan doucement, il ne proteste pas. Il sait que c'est trop tôt.

- Tu sais que tu peux me parler, Kate.

- Je sais, oui.

Il hoche la tête pour me montrer qu'il comprend. Je me dirige vers la chambre et il me suit mais au moment ou j'y entre, je lui demande :

- Je voudrai rester seule quelques minutes.

- D'accord, mais n'en profite pas pour partir.

Il me fait un clin d'œil malicieux mais je sais qu'il est aussi perturbé que moi. Le voir cacher sa tristesse pour diminuer la mienne me touche profondément. Il veut vraiment prendre soin de moi. Le changement est radical. À moins que ça n'ai toujours été le cas. Je ne sais pas. Les pensées s'envolent quand mon cerveau me renvoie l'image sanglante de ma mère. J'essaye d'imaginer un autre décor mais c'est assez minable. J'avance et m'agenouille devant le lit. Je dépose les trois fleurs colorées entre ses mains. Elles sont blanches comme la mort, presque translucides avec ses veines bleues vides, mais je ne m'y attarde pas plus. Je part à reculons pour admirer l'expression de plénitude de ma mère avec ces quelques fleurs qui rehaussent son teint cadavérique. Je m'imagine tout ça, bien sûr... Ma mère n'est pas heureuse puisqu'elle est morte mais je veux croire que quitter notre monde l'amènera dans un autre où elle retrouvera sans doute papa. Dans un endroit où elle pourra être enfin en paix avec elle-même. Elle ne l'était pas quand j'étais là...

Je referme le battant avec douceur et quand je me retourne, Morgan m'attend. Il est appuyé contre le chambranle de la porte de la cuisine.

Son regard est désolé et pour une fois je l'accepte. J'ai besoin de son soutien, de sa compassion.

"Avouer tout ça est un bon début... Je crois que tu en avais besoin, ma petite" la voix est compréhensive et encourageante. Encore un allié que j'ai négligé. Elle aussi m'accompagne dans le moindre de mes gestes, dans la moindre de mes pensées...  

Je n'ai encore rien compris à la vie. Je viens d'être lâcher dans l'arène de l'existence et je ne sais pas si je vais m'en sortir. Cela promet en tout cas une multitude d'aventures...

Je veux changer, et pour ça, Morgan et la voix vont m'accompagner. Le chemin sera tortueux et semé d'obstacle.

Mais j'y arriverai. "C'est une certitude."finit-elle.

L'Élémentaire {En Réécriture}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant