Chapitre Cinquante-deux

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Je suis à bout de souffle mais je tiens bon. Cela fait plusieurs minutes que je cours et je commence à voir des étoiles et à ne plus rien discerner autour de moi. Pourtant mes jambes me portent toujours plus loin. Mes pas me séparent un peu plus à chaque seconde du groupe que j'ai laissé dans les bois un peu plus tôt.

Il faut que je les distance même si je sais qu'ils ne me rattraperont pas. Je pense qu'ils ont compris qu'ils ne me feront plus changer d'avis. Je suis désespéré et je ne le nie en aucune façon. J'ai besoin d'appuis, de preuves qu'on y arrivera à temps mais personne ne m'en a donné alors j'ai opté pour une autre solution. Une solution complètement insensée qui ne va m'apporter que des ennuis et pourtant je la préfère à tous ce qu'ils ont pu me proposer.

Je ne suis pas bien. La fatigue est maintenant une compagne qui a rejoint la peur constamment présente. Suis-je folle d'avoir pris cette décision ? Oui, totalement et pourtant je l'accepte. Je ne mens pas quand je dis que je préfère courir jusqu'à en mourrir pour sauver mon frère. Je n'ai plus aucun espoir de survivre, ou de vivre après ça. La seule idée qui me fait avancer est le sourire de mon frère. La joie qu'il va ressentir quand je serai là pour l'arracher aux mains du Dirigeant. Il sera en mauvais état, il aura peut-être subit une quelconque torture mais à présent je n'y pense pas. Ma tête est vide. Je suis passée en pilote automatique. Mon corps est le seul à bouger, l'esprit lui est prisonnier. Je l'ai enfermé, je ne veux plus qu'il me fasse douter. Ma mission n'a pas besoin d'être perturbée par mes sentiments, par mes remords, par tous les drames et les souvenirs qui me hantent sans cesse. Non. Je ne veux plus entendre le plaintes de mes pensées qui s'entrechoquent à chaque minute. Non. Je ne veux pas ça. Mon seul but est maintenant clair. Il a toujours été la personne que je désirais revoir le plus, et maintenant c'est encore pire. Je pense mourir si je n'arrive pas à temps. C'est radical mais dans ces moments-là, la mort me paraît plus paisible que de survivre chaque jour dans la peur et les cauchemars. J'ai déjà tout abandonné sauf Jules et si lui n'est plus là alors je me dois de le rejoindre.

Je comprends maintenant le comportement de Juliette. Elle souffrait trop, elle avait vécu trop d'horreurs pour continuer. Mais elle n'est pas morte que pour sa paix intérieure mais pour me permettre d'avancer et de renforcer mes défenses. Sa mort m'a façonnée pour être une battante, elle m'a rendu plus forte. Je ne crains plus les chocs, je crains les malheurs. Je ne crains plus la mort mais la vie après le décès d'un être cher. Ma mère nous a quitté pour se libérer de ses chaînes, de la boucle de désolation qui l'entraînait à chaque moment de sa vie. La mort n'est pas belle, n'est pas la meilleure chose au monde, on ne la désire pas. Mais dans certains cas, elle se présente comme la seule issue.

Je me promets alors à cet instant que si la mort m'appelle, je ne lui résisterais pas si mon frère n'a pas pu être sauvé. Je suis devenue un monstre, j'ai fait trop de mal autour de moi, le monde en a assez de me supporter et je vais le lui céder dans quelques jours. Je ne peux plus me regarder, j'ai les mains rougis du sang de mes proches, la tête hantée par mes actions, le corps meurtrit par ce combat.

La seule chose qui me ferait mal de quitter c'est mon pouvoir, mon côté Élémentaire. J'ai fini par aimer cette facette végétale que j'ai longtemps repoussée. Je l'adore cette plante qui s'enroule autour de mon poignet comme pour me saluer ou cette fleur blanche qui est tout mon inverse : propre, éclatante et innocente.

Même les veines vertes claires sont devenues des amies de tous les jours, elles changent comme moi, grandissent et s'épanouissent alors que je régresse et tombe dans l'angoisse.

J'étais heureuse avant. Je n'avais pas de problèmes. Je ne me plaignais pas mais un détail me dérangeait. Maintenant je le sais, il me manquait la certitude comme quoi ma vie était belle malgré ma pauvreté, malgré mon sexe et les interdictions que tout cela engendrait. On se rend compte de notre bonheur quand on l'a perdu. C'est triste mais beau à la fois.

J'avance vers le sud pour rejoindre le manoir. Je peux me tromper de route mais ce n'est pas grave. Je sais que mon frère se trouve quelque part et je le retrouverai quoi qu'il arrive.

Une seconde vitalité s'empare de mon corps fatigué pour me permettre de continuer.

***

Un jour. Un jour s'est écoulé depuis mon départ et je suis seule, complètement. Aucune de mes pensées ne m'atteint plus. La voix ne me parle plus et la nature s'est comme tue.

J'avance vite malgré mes courbatures et ma fatigue. Il me reste quatre jours de marche si j'ai bien compté. Les réserves de nourriture devraient tenir jusque là. Finalement j'ai pris le conseil de Rebekah en compte, je fais le moins de pause possible. Je ne dors que quelques maigres heures par nuit et mange la plupart du temps en marchant. C'est très mauvais, je suis en train de détruire mon corps mais que fera-t-il à part mourir à la fin du périple ? Rien alors j'utilise toutes ses qualités pour avancer et arriver au Manoir. Une fois là-bas, je dormirai une nuit et une journée entière pour être en forme et me préparer à l'assaut. J'y vais à l'aveugle mais je mets toutes les chances sur ma discrétion et ma détermination. Ce n'est pas les meilleures cartes à jouer mais je n'ai que ça. Sans stratégie et effectif, je ne suis capable de rien et pourtant je me défie de réussir.

Un, deux, trois, quatre. Je compte le nombre de pas pour ne pas m'endormir. Je me force à reconstituer le visage de mon frère qui a perdu de sa netteté. Je ne le reconnais plus. J'ai oublié certains de ces contours et j'essaye de combler les trous de ma mémoire mais cela s'avère plus compliqué que je ne le croyais.

Deux jours. J'ai mangé, j'ai dormi et je suis prête à continuer. Tous les soirs c'est la même rengaine. Après le coucher du soleil, je marche encore une heure avant de monter dans un arbre pour éviter de me faire repérer la nuit. Je dors et me réveille toujours avant l'aube. Je mange les fruits et le bœuf séché avec une gorgée d'eau. Je la remplie à chaque petit ruisseau que je rencontre. Je mange le strict minimum pour tenir la journée afin de garder assez de provisions pour les autres jours.

Je descends le long de l'écorce et avance, avance, avance jusqu'à ce que les étoiles et la lune me saluent de leur lumière scintillante.

Trois jours. Je suis exténuée, je viens de me laver dans un ruisseau et j'ai perdu dix minutes sur mon trajet. J'ai peur que ça ne me retarde. Je deviens paranoïaque et attentive à chaque erreur. Une autre Kate a remplacé l'ancienne, et ce n'est pas une humaine. Elle n'a aucun bon sentiment et ne ressens que tristesse et peur chaque jour. Elle ne pense plus et marche. Elle ne mange plus pour le plaisir mais par nécessité. Je ne suis plus qu'un corps, une marionnette.

Le silence m'a rendu sourde. Tout est vide comme si un vent continuel passait sans cesse pour vider tout de la moindre particule.

Quatre jours. Je la vois enfin, cette silhouette tant attendue. Elle est imposante et sombre. Ses pierres noires maintiennent un toit immense parsemé de tours toutes plus effrayantes les unes que les autres. La verdure si belle dans les tons rougeoyant de l'automne provoque un fort contraste avec le Manoir tout en dégradé de gris et de noir... Le cadre est magnifique, je n'ai jamais vu de telles plantes et de telles fleurs. Le jardin en contrebas est un vrai musée floral.

Je reste bouche-bée. C'est beau, il n'y a pas d'autres mots. Ce travail est vraiment admirable. Un jour pourrais-je faire de telles choses avec mon pouvoir ?
Non. Tu ne seras plus là pour faire ça, me résonné-je.

En tous les cas, je félicite quand même l'artiste pour cette œuvre végétale faite de fleurs dorées, jaunes, rose fuchsia, rouges et orangées... Les arbres apportent une protection en formant un dôme autour de tous ces spécimens comme pour couronner tout ce travail époustouflant.

" Merci. " chuchote la femme.

Pardon ?

"Je suis contente que mon travail te plaise."

Je ne comprends rien.

"C'est normal, je ne t'ai jamais expliqué qui je suis."

Je m'éloigne du jardin pour monter me camoufler dans un grand pin. Je me hisse sur les plus hautes branches et évite le plus possible la piqure des aiguilles sans grande réussite.

Je m'installe pour écouter cette voix qui va enfin me dévoiler le plus grand des mystères : son identité.

"Ça va peut-être te paraître fou mais je suis ta tante."

L'Élémentaire {En Réécriture}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant