Prologue

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Italie, 1925

Mon frère était pour moi, une étoile.

L'étoile brillante dans le ciel qui guidait les autres. L'étoile inspirante qu'on admirait la nuit. L'étoile du matin qui pouvait faire de l'ombre au soleil.

Quand notre père avait succombé à la maladie, je m'étais retrouvée dans l'obscurité, seule, dans ce gouffre abyssal et inconsolable qu'était le deuil d'un parent. Cette douleur qui marquait la fin d'une époque.

La mort de l'enfance.

Si mon grand frère n'avait pas été là, constamment à mes côtés, j'aurais sombré. Jour après jour, il m'avait aidée à remonter la pente. À respirer. À remettre un sourire sur mes lèvres.

Il était tout ce que j'avais.

J'étais tout ce qu'il avait.

Et pour nous redonner du courage, on avait pris l'habitude de se dire que tant qu'on restait ensemble, rien ni personne ne pourrait nous faire du mal. À deux, nous étions plus forts. Et nous n'avions besoin de quiconque, car nous étions suffisants pour l'autre.

— Regardez où vous allez, les moricauds ! cria un homme qui nous dépassa.

Les moricauds ?

Nous étions en train de marcher côte à côte au marché pour faire nos courses de la semaine. Les étals étaient remplis de fruits et de légumes d'été, et de temps à autre, Raf mettait une main sur mon dos pour me guider dans la foule.

Je lui jetai un coup d'œil pour voir s'il avait entendu l'insulte, mais non, il continuait de lire à voix haute sa liste de course. Je m'étais sans doute trompée. Entre les marchands qui hurlaient les prix, les clients qui essayaient de se faire entendre, les rires et les conversations, il était facile de s'y perdre.

— Je vais aller prendre les courgettes. Tu veux aller acheter la ciabatta ? Ça restera pour demain.

Il fit une pause avant de froncer les sourcils et de me regarder.

— Rectification. S'il en reste pour ce soir, ça sera déjà un miracle.

Je rougis immédiatement.

— Raf ! le repris-je, agacée, en voulant le pousser. C'est faux ! À t'entendre parler, je suis une gloutonne !

Raffaele avait cinq ans de plus que moi. Il avait hérité des cheveux bouclés noirs et volumineux de maman. Les miens étaient plus raides, comme papa.

— Et alors ? continua-t-il en arquant un sourcil amusé. Tu peux manger autant que tu veux. Je n'ai rien dit de...

— Retournez dans votre pays au lieu de gêner le passage ! râla une vieille dame sur un ton hautain en bousculant mon grand frère qui chancela.

Raf !

Je me précipitai vers lui.

Il reprit son équilibre et en le voyant s'abaisser pour ramasser la liste qui était tombée par terre, je sentis quelque chose de brûlant envahir ma poitrine. Envahir mon cœur. Mon sang. Ma tête.

J'avais bien entendu tout à l'heure. Et Raf aussi, mais j'étais à présent certaine qu'il avait feint l'ignorance.

Noirauds, moricauds, étrangers, souillures.

Nous étions différents des autres.

J'avais la peau marron dorée de maman qui rappelait notre racine étrangère. Et Raffaele avait le teint basané. Il était plus clair que moi mais ça n'avait pas d'importance pour les gens.

Je me retournai vers la dame âgée qui était en train de se frayer un chemin dans la foule et je serrai des poings.

Pourquoi on devrait se laisser insulter ?! Pourquoi on devrait laisser ces gens nous piétiner dessus ?! Juste parce que nous n'avions pas la même couleur de peau qu'eux ?! C'était grotesque ! C'est aberrant ! C'était ridicule !

Nous étions nés dans cette ville !

Nous étions légitimes !

Je vais lui dire ce que je pense moi !

Mais avant que je ne puisse faire quoi que ce soit, une main se posa sur ma tête.

Et aussi brusquement que la colère qui m'avait envahie, je sentis ma gorge se nouer dans ma faiblesse. Parce que la main de Raf était si chaude, si réconfortante, si protectrice, qu'elle me donnait envie de tout abandonner et de rentrer à la maison avec lui.

Principessa.

Mes lèvres tremblèrent en voyant la vieille peau disparaître dans la foule.

— Ce n'est rien. Tout va bien. Pas besoin de sortir tes griffes.

Je l'entendis même rigoler, mais moi, ça ne me fit pas rire.

— Ce n'est pas juste, crachai-je. Et c'est pas « rien ». C'est toi qui as le cœur sur la main. T'es au moins taillé pour le jour où tu seras enfin médecin mais pas moi. Moi, je ne m'y ferai pas !

Il soupira.

— Seize ans et déjà autant de reparties.

— Ces gens nous jugent alors qu'on a rien fait de mal ! Et on doit se laisser faire ?! La prochaine fois ça sera quoi ?!

Principessa. Regarde-moi.

Je levai finalement la tête pour croiser ses yeux marrons, sérieux mais à la fois chaleureux.

Et franchement ? De nous deux, il était le plus beau.

— Est-ce que j'ai eu mal ? Non. Est-ce que j'ai été blessé ? Non. Est-ce que je suis mort ? Non.

Pas parce qu'il correspondait aux critères de beauté actuelle : c'était tout le contraire avec notre peau qui pouvait nous marginaliser avec le régime en place.

— Il y aura toujours des gens qui nous mépriseront, c'est comme ça. Mais ne t'abaisse pas à eux, poursuivit-il en touchant mon poing pour le défaire. L'agressivité... La colère ne résoudra pas les choses.

Non. Il était beau parce que l'étoile brillante qu'il était, empli de douceur, d'humanisme et de générosité, ne vacillait jamais dans les ténèbres.

Sa lumière me guidait.

— Bon, prends deux pains. Ça règle la question.

Ma main dans la sienne, je le suivis.

Je n'étais pas comme mon frère. Je n'étais pas inspirante. Je n'avais aucune qualité exceptionnelle. J'étais médiocre et je me contentais du minimum, par peur d'en demander plus. C'était de toute façon ce qu'on attendait de la femme, qui n'avait même pas le droit d'aller à l'université dans ce pays.

J'étais l'ombre d'une étoile.

Et ça ne me gênait pas le moins du monde... Parce que je me réconfortais dans l'idée que même la plus lumineuse des étoiles, avait besoin de son ciel noir pour briller.

Nous avions besoin de l'autre.

Mais un jour, cette étoile s'est éteinte sans prévenir.

Et je me suis encore retrouvée dans l'obscurité, cette fois sans pouvoir me distinguer du bien...

Du mal.

✿✿✿

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LA FLEUR DU MAL [MAFIA ROMANCE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant