Chapitre 2 : Corruption

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J'avais onze ans quand on avait enterré notre père.

Nous étions quatre aux funérailles.

Le prêtre, un ami de mon père qui était bijoutier et qui allait devenir mon futur patron, mon frère et moi.

Ce jour-là, ça avait été la première fois que j'avais ressenti la douleur de perdre quelqu'un... Pour toujours. J'avais enfin été en âge de comprendre ce qu'était la mort, ce qui n'avait pas été le cas pour maman.

J'avais quatre ans quand le ciel l'avait emportée. J'avais été trop petite pour comprendre qu'elle avait laissé une famille dysfonctionnelle derrière elle.

Quand le cercueil avait été mis sous terre et qu'on nous avait laissé se recueillir, j'étais tombée à genoux, dans un état second. Pas de larmes. J'avais épuisé mes yeux pendant des jours. Nous savions qu'il était malade. Nous ne savions pas à quel point, jusqu'à ce que la pneumonie eût raison de lui.

Une pneumonie alors qu'il avait été médecin.

La Mort se jouait des hommes.

Et personne ne pouvait lui échapper.

Aujourd'hui encore, je me souvenais de la terre mouillée, presque boueuse, sous mes jambes. De l'odeur de l'herbe humide, après la pluie. Et les mains chaudes de Raffaele sur mes épaules, m'agrippant presque un peu trop fort sans le vouloir.

Ce souvenir me donnait toujours un pincement désagréable au cœur.

Pour me protéger, il avait ravalé ses larmes. Sa douleur. En tant que grand frère, il avait cru bon de ne pas me montrer ses faiblesses. Peut-être même que c'était à partir de là, qu'il avait juste arrêté de me les montrer tout court.

Il n'avait que seize ans.

— Sœurette, m'avait-il soufflé entre ses lèvres pincées, pâle, en me retournant vers lui. Je te promets, avec le temps... Avec le temps, la douleur s'atténue. Mais il faut que tu sois forte... On y arrivera ensemble, je te le promets...

Je l'avais dévisagé, hagarde.

En voyant sa mine fatiguée, ses cernes creusés, et ses yeux injectés de sang, j'avais voulu le serrer. Mais trop faible, amorphe, mon corps n'avait pas bougé d'un pouce.

— Tu vas... Tu vas pas m'abandonner hein... Toi aussi...?

J'avais eu la réaction d'une enfant apeurée d'être seule. Effrayée de perdre toute sa famille. Mon frère pouvait partir à tout moment s'il le souhaitait.

Et s'il le faisait, je serais seule au monde.

Raffaele s'était figé, stupéfait, et avait gardé le silence pendant de longues secondes. Puis lentement, doucement, il s'était penché pour m'attirer dans son étreinte.

— Tu es ma petite sœur. Tu es ma famille. Jamais je ne t'abandonnerai. Tu m'entends ? Ja...

Ses mots avaient fini étouffés par mes sanglots qu'il avait réussi à provoquer. Des sanglots coincés dans ma gorge qui avaient eu du mal à sortir. Libérés, ils avaient été affreux à entendre.

D'abord désemparé, il m'avait resserré en frottant mon dos pour m'aider à me calmer. Ça n'avait pas marché.

Ce jour-là, j'avais été inconsolable.

Puis quand la pluie s'était remise à tomber, nous avions dû nous réfugier à l'intérieur de l'église.

Mais un détail m'était toujours resté en mémoire.

Un détail qui contredisait le reste.

Sur le chemin du retour, je m'étais retournée une dernière fois vers la tombe et j'avais vu un homme sortir de l'ombre.

Une cinquième personne était venue rendre hommage et y avait déposé une rose jaune.

*

Je n'eus pas la force de me relever.

Je sentis juste mes larmes couler silencieusement pour aller s'écraser par terre.

Je sentis juste ma joue brûler comme si on l'avait passée au fer chaud.

Et je fermai les yeux quand je l'entendis poursuivre son sermon sur les femmes folles à lier, en souhaitant juste disparaître sous le sol.

Parce que ce monde... Ce monde ne tournait pas rond.

Raf... Raf...

Et ce monde manquait quelqu'un.

Raffaele...

—...T... Tu m'as p... Promis...

Que tu ne m'abandonnerais pas.

— Qu'est-ce qu'elle dit, la dérangée ?! Où sont l...

Le regard dans le vide, l'oreille entendant au loin le policier qui était supposé s'occuper de la disparition de mon frère, je sentis mon cœur se briser un peu plus. Un million de fois. Puis un milliard. Et à l'infini.

Il est... Il est vraiment... M...

Puis une autre pensée sotte me vint à l'esprit.

Qui serait à la maison pour m'accueillir ?

Je frissonnai par terre, horrifiée par la réponse à cette question.

— Ça suffit, Bernardo. Tu crois pas que tu as assez attiré l'attention sur toi ? En plus d'être embarrassant pour nous tous, il y a des coupables plus dangereux que cette demoiselle qui courent dehors.

Je levai faiblement les yeux vers le nouvel arrivant que je n'avais pas entendu venir.

Comme les autres policiers, il revêtait un uniforme bleu foncé aux boutons dorés. Et contrairement aux autres, sa veste n'était pas fermée, et il avait laissé apparaître une chemise qui dépassait à moitié de sa ceinture.

— Rossi, cracha-t-il. Je ne te pensais pas de service.

Il mâchouillait un cure-dent entre ses dents blanches, et son sourire narquois irrita le-dit Bernardo, dont les traits se crispèrent.

— Contrairement à toi, je fais mes heures sup'. Tu devrais en faire autant. Allez ouste, du vent !

Bernardo maugréa quelque chose dans sa barbe, mais il s'exécuta, comme s'il obéissait à un supérieur.

L'homme se tourna finalement vers moi.

Je le vis m'inspecter rapidement, et une lueur vive illumina ses yeux remplis de curiosité.

— Besoin d'un coup de main, en bas ?

Il tendit sa main.

Et quand il croisa mon regard, un sourire qui se voulait familier étira ses fines lèvres. Un sourire dénué de moquerie, un sourire dénué de dédain, mais je toisai sa main entre mes larmes.

Je m'étais fait avoir par un policier déjà, pas deux.

Je l'ignorai alors et sous son regard intrigué, je me relevai lentement, très lentement, dans un état second, pour fuir cet endroit. Fuir, fuir, fuir.

La mafia ou la police.

La peste ou le choléra.

Ces maladies du mal qui corrompaient l'âme et le corps sans s'arrêter.

L'un commettait les plus vils crimes de cette ville.

L'autre fermait les yeux.

L'un avait enlevé mon frère.

L'autre avait refusé de le sauver.

Les deux étaient coupables pour moi, car il y avait une chose qu'on ne disait pas : il y avait bien pire que la mort.

Et c'était l'homme.

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LA FLEUR DU MAL [MAFIA ROMANCE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant