Je n'aurais su dire ce qui fut le plus long par la suite. Les heures, les minutes, les secondes, tout cela n'avait plus la moindre once de signification pour moi. Une seconde aurait tout aussi bien pu représenter les trois mille cinq cent quatre-vingt-dix-neuf autres, avec la même efficacité que si elles s'étaient toutes décidées à défiler les unes derrières les autres. Ce qu'elles firent tout de même – il était commun que le monde continuait de tourner avec ou sans vous. Pour ma part, surtout en cet instant, j'étais plus qu'heureuse de ne pas avoir de rôle à jouer dans la bonne marche de ses révolutions. Je ne me sentais déjà pas en temps ordinaire la force de jouer les Atlas, mais porter le monde sur mes épaules alors que mes pieds étaient profondément ancrés sur Terre – et semblaient vouloir s'y enfoncer pour ne plus jamais me laisser refaire surface – me paraissait complètement antinomique.
Malgré le fait que la gravité s'était renforcée de façon frappante, je n'avais pas remarqué d'autre altération que l'état de ma poitrine, qui se serrait convulsivement sous l'effet coordonné de mes sanglots spasmodiques et des coups immatériels que je recevais sans fin. Hormis cela, j'étais parfaitement alerte, percevais absolument tout de la même manière que d'habitude, aucun de mes cinq sens ne paraissant réellement émoussé. J'avais pourtant toujours cru que ce genre de choc, ce genre de douleur, ne pouvait se recevoir sans une bonne dose de léthargie et de néant pour compenser. Mais il n'en était absolument rien. Je m'étais trop fiée à ce que je trouvais dans les livres, comme d'habitude. Peut-être certaines personnes réagissaient-elles vraiment de cette manière, sûrement un plus grand nombre que je ne pouvais l'imaginer. Moi, je n'avais pas la chance de faire partie de cette communauté, d'avoir quelque chose pour faire écran entre le supplice et le contenu béant de mon enveloppe charnelle. Je ne disposais d'aucun bouclier et ne pouvais qu'assister, impuissante, à l'infiltration de la souffrance dans la moindre parcelle, dans le moindre interstice de ce qui avait autrefois renfermé mon âme.
Il dut s'écouler deux bonnes heures dans la vie normale avant que je ne comprenne que je n'avais aucune échappatoire. Pendant que j'essayais de me convaincre que l'apathie n'allait plus tarder à venir et me libérer de mon tourment, celui-ci avait déjà fait son bout de chemin en s'insinuant jusqu'au plus profond de moi. Je ne pouvais pas m'en débarrasser, parce que lui et moi ne faisions plus qu'un, désormais. Il n'y aurait pas de contrecoup, dans mon cas – j'allais devoir affronter directement l'escalade de la montagne qui s'était dressée de toute sa hauteur devant moi, me laissant dans son ombre sauvage, désertique et si froide, tellement froide.
Bien que je me sentais capable de parler – même si je doutais que ma voix ne se brise dès les premières syllabes que je prononcerais –, je ne fis aucun commentaire qui puisse éclaircir Jane sur mes démons intérieurs, ce qui, je le voyais bien, ne manquait pas de la paniquer. Je l'avais patiemment laissée bander ma main quand elle s'était aperçue que je saignais, avais écouté chacune de ses questions sans la moindre intention de lui répondre, m'étais contentée de la fixer dans les yeux quand mes spasmes se furent calmés et que seul mon liquide lacrymal altérait encore l'impassibilité que j'essayais d'afficher, dans l'espoir qu'elle me contamine réellement. J'essayais de tricher, mais n'y parvenais pas. Au bout d'un moment, Jane s'empara du collier resté sur la table et passa derrière moi. J'esquissai un geste de protestation quand je sentis la chaîne échapper à mes doigts, mais n'allais pas plus loin devant l'autorité qu'elle transpirait en cet instant. Je suppose qu'elle pensait me protéger en éloignant cet objet de moi. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise en sentant ses mains rabattre mes cheveux par-dessus mon épaule gauche pour placer le collier autour de mon cou. Elle accrocha le fermoir et me prit dans ses bras en posant sa tête contre ma joue droite.
- J'ai mal, lâchai-je tout-à-coup.
- Je sais, répondit-elle tristement.
Je secouai très légèrement la tête.
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PHENOMENE - Parce que le combat ne sera jamais terminé
Science FictionEireen vit depuis toujours dans un Centre de Conditionnement sans en connaître la raison. Lassée de cette vie coupée du monde, elle se voit offrir à son dix-septième anniversaire la chance inespérée d'obtenir des réponses à ses questions. Brusquemen...