- Putain, c'est quoi ce bordel ? jura Skyler en regardant Gabriel d'un air déconcerté.
J'étais trop consternée pour lui répondre.
- Je peux savoir ce qu'il lui arrive ?
Jane semblait complètement dépassée par les évènements et peinait visiblement à savoir où se mettre. Comprenant que j'étais la seule sur qui il pouvait compter, je fis l'effort de me ressaisir et me rapprochai de lui en parlant sur un ton pressant.
- Regarde-moi. Est-ce que ça va ?
Je l'entendis gémir faiblement, comme s'il contenait une douleur sourde. À sa manière de se frotter les yeux, je compris qu'il devait probablement ressentir cette terrible impression de brûlure. Moi-même, j'étais déjà à moitié dans les vapes lorsque la transition s'était opérée, mais je n'avais pourtant en aucun cas échappé à cette souffrance.
- Ça va ? m'inquiétai-je derechef lorsque je vis ses mains retomber brutalement et sa tête chanceler.
Ma question était totalement stupide, mais je n'avais pas pu m'empêcher de la poser. C'était terriblement stressant de voir son meilleur ami dans un tel état et de se sentir seule, malgré le fait indéniable que d'autres personnes se tenaient dans la pièce à regarder bêtement.
- Gabriel ! criai-je lorsqu'il s'affala sur le sol, inerte.
Je le retins du mieux que je le pus, mais fus écrasée par sa masse, plus impressionnante que ce à quoi je me serais attendue.
- Faites quelque chose ! vitupérai-je comme une hystérique.
Skyler fut le premier à se ressaisir et secoua Jane lorsqu'il passa à côté d'elle. Il lâcha deux ou trois ordres pragmatiques, et nous nous retrouvâmes bientôt à le porter à trois jusqu'au premier étage dans la chambre la plus proche – celle de ma sœur, en l'occurrence. Nous le déposâmes avec ménagement, et je profitai d'être de nouveau libre de mes mouvements pour tirer la chaise de bureau et m'installer dessus.
- Je dois être là quand il se réveillera, expliquai-je lorsque Kyle me conseilla de redescendre.
- S'il lui est bien arrivé ce que je crois, alors je pense que ça peut mettre longtemps. Tu es restée inconsciente deux bons jours, toi.
- Pour Chris... un ami, précisai-je devant son air interrogateur, ça n'a pris que trois heures. Ça varie de l'un à l'autre.
Devant ma détermination, ils prirent le parti de s'asseoir. Sky s'installa à même le sol, suffisamment proche pour me tenir la main, Jane sur le bord du lit – ce qui eut le mérite de me surprendre – pour prendre à son tour ma main libre dans les siennes.
Nous ne parlâmes que par regards durant la demi-heure qui suivit, bien suffisants pour exprimer à quel point nous nous étions manqués – avec ou sans la présence de notre « ennemi juré » tombé subitement amoureux de l'un d'entre nous. Bon sang, et moi qui ne croyais au coup de foudre que dans les livres et les films ! Notre condition d'Éphémère était censée être rare, qui plus est. Il était plutôt improbable de rencontrer la personne qui vous était chimiquement destinée, et d'en tomber amoureux avant même d'avoir pris conscience de cet état de fait.
En tout cas, en théorie, cette métamorphose de notre être était nécessairement un chemin qui nous menait à un amour inconditionnel. Serait-il possible qu'il n'en soit pas toujours ainsi ? Se pourrait-il qu'il ne s'agissait justement que d'une réaction chimique sensée nous dérégler, mais qui pouvait très bien ne pas affecter nos sentiments ? Je ne pouvais, hélas, que le lui souhaiter. J'avais vécu le fait de tomber amoureuse d'un homme sensé être mon ennemi mortel et je savais très bien ce que l'on ressentait lorsque l'on savait – ou dans mon cas, croyait savoir – qu'il ne pouvait pas plus supporter votre vue que celle d'un cafard. Ma chance résidait sur le fait que nous nous connaissions déjà et que nous nous aimions à une autre époque, dans une autre vie. Mais en ce qui concernait Gabriel, ex-Cérébral ou non, il ne représentait aux yeux de Jane qu'une menace dont elle aurait aimé se débarrasser au plus vite. Jamais elle ne lui rendrait ses sentiments, si tant est qu'il en développe pour elle. Et quand bien même...
Si je parvenais ne serait-ce qu'à envisager ces deux-là ensemble – c'était vraiment trop bizarre, même pour moi qui les adorait tous les deux – et que tout se passait pour le mieux... Eh bien, la maisonnée allait devenir un curieux endroit où vivre. Skyler deviendrait de toute manière dingue entre ses deux anciennes alliées qui accorderaient crédit au Duplicateur qu'il détestait... Mais bon, là, je divaguais sérieusement. Le plus grave à retenir dans tout ça, c'était la fin de l'histoire, à savoir la même que la mienne. Notre fin, au pied de la lettre. Il n'aurait plus besoin de retourner à l'Iron pour simuler quoique ce soit, vu qu'il survivrait à peine plus longtemps que moi. Et moi qui avais espéré ne faire aucun dommage collatéral... Alors que j'avais tout tenté pour éviter de le mettre en danger, je n'étais ni plus ni moins que la responsable de son nouvel état. J'aurais dû lui ordonner de me laisser m'en aller tant qu'il en était encore temps.
Gabriel émergea de son coma au bout d'une petite heure seulement, ce qui me donna espoir quant au fait qu'il n'était peut-être pas aussi atteint que moi. Mais lorsque je croisai son regard d'un violet complètement surnaturel, je compris que je me berçais d'illusions. Il se redressa en sursautant, affichant l'air d'un animal pris au piège. Je vis l'onde noire qui commençait à balayer ses prunelles et me dépêchai de le rejoindre pour le calmer.
- Tout va bien, le rassurai-je en posant ma main sur son bras. Ce n'est que moi.
Il jeta un regard méfiant à Jane et Skyler.
- Ils ne te feront rien tant que...
- C'est déjà trop tard, je te signale ! cracha-t-il en ramenant brutalement ses jambes en tailleur. Pourquoi tu les as laissés faire ?
Je me mordis la lèvre, inquiète. Il n'avait visiblement aucune idée de ce qu'il s'était passé.
- Écoute, je crois que tu fais fausse route, lâchai-je. Ils ne s'en sont absolument pas pris à toi. Ne me regarde pas comme ça, c'est la vérité. Il s'est produit une chose... indépendante de notre volonté.
Sa défiance se mua en une profonde perplexité. Il avait compris au ton de ma voix à quel point l'affaire était grave.
- Tu es devenu... comme moi, parvins-je à déclarer en déglutissant bruyamment.
- Hein ?
- Je veux dire...
Je ne terminai pas ma phrase et fis un geste de la main pour désigner mes yeux.
- Eireen, ce n'est pas possible, se défendit-il fermement. Enfin, réfléchis. Ce n'est pas parce que je regarde une belle chose que je dois nécessairement devenir un Éphémère !
Je sentis Jane remuer derrière moi. Je me demandais si elle avait tiqué au mot « belle » ou au mot « chose ».
- Crois-moi, je préfèrerais te dire que je t'ai moi-même envoyé au tapis. Mais je te dois la vérité.
- C'est n'importe quoi ! s'agaça-t-il. Je ne peux pas mourir, alors que je ne ressens...
Son regard se porta au-delà de mon épaule, et je compris qu'il regardait attentivement ma sœur. Il fronça les sourcils, avant de secouer la tête.
- Dis-lui de s'en aller, me demanda-t-il, paupières closes.
Skyler et Jane se levèrent d'eux-mêmes et quittèrent la pièce, bizarrement soucieux. Je me serais plutôt attendue à ce qu'ils soient en colère.
- Toi aussi, va-t'en, reprit-il sans la moindre intention de me blesser. J'ai besoin de réfléchir.
- Tu es sûr que...
- S'il te plaît, insista-t-il.
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PHENOMENE - Parce que le combat ne sera jamais terminé
Science FictionEireen vit depuis toujours dans un Centre de Conditionnement sans en connaître la raison. Lassée de cette vie coupée du monde, elle se voit offrir à son dix-septième anniversaire la chance inespérée d'obtenir des réponses à ses questions. Brusquemen...