14. HEUREUX ÉVÈNEMENT (PARTIE II)

1.1K 175 72
                                    

Je ne pus dormir de la nuit. En plus de nos problèmes actuels, je devais gérer le fait d'avoir dû quitter Skyler sans un mot. Je commençais à me persuader que nous n'avions finalement pas opté pour la meilleure des solutions à mesure que ma poitrine se déchirait, comme si elle désirait s'arracher de mon corps par une volonté propre pour rejoindre son autre moitié, celle que j'avais délaissée aux côtés de ma raison de vivre.

Je me tortillai pendant des heures sous l'effet d'une douleur physique dont je n'aurais su juger la tangibilité. Gabriel semblait se débrouiller mieux que moi pour dissimuler son conflit intérieur, bien que sa souffrance me paraissait plus qu'évidente.

Nous arrêtâmes de faire semblant de dormir aux alentours de 7 h 30, lorsque nous jugeâmes qu'il était encore préférable d'essayer de penser à autre chose plutôt que de nous torturer dans notre coin. Nous passâmes dans la salle de bain à tour de rôle, avant de rejoindre le réfectoire d'un pas traînant.

Le simple fait de devoir nous replonger dans la peau d'un couple heureux nous épuisait tous les deux. Nos véritables âmes sœurs étaient à l'autre bout du pays et nous subissions plus tôt que prévu l'effet de leur absence. Mais encore une fois, nous n'avions pas d'autre choix que d'être le plus convaincants possibles pour avoir une chance de les retrouver un jour. Je laissai ma tête aller sur l'épaule de Gabriel tandis qu'il passait son bras autour de mes épaules, et nous entrâmes dans la salle circulaire sous le regard attentif de nos camarades.

Rien qu'à l'atmosphère qui se dégageait de notre tablée, nous comprîmes que leur attitude à notre égard avait changé. Je sentis la panique affluer dans mon sang avant de me ressaisir rapidement. Aucun d'entre eux n'avait l'air hostile ou circonspect. Ils nous considéraient plutôt d'une manière proche de la méfiance... ironique. Comme s'ils savaient quelque chose dont nous n'étions pas au courant. Je me sentis peu rassurée.

- Salut ! nous lança Dani.

- Tout le monde est venu déjeuner tôt, remarqua Gaby, prenant le parti de faire comme si de rien n'était. Journée chargée ?

- Pas spécialement, fit-il en tordant les lèvres de manière désinvolte.

- En tout cas, je ne vois plus rien à manger, remarquai-je. Et je précise que je meurs de faim.

- Il y a encore des petits pains dans le four, lança-t-il sans pouvoir réprimer son sourire.

Tout le monde s'arrêta de manger pour nous dévisager, lèvres crispées. Étaient-ils vraiment en train de se retenir de rire, là ?

- Je vois, comprit Gabriel en croisant les bras. J'ai quand même du mal à croire que Gianna ait osé ébruiter la nouvelle si vite.

Je les regardai, incrédule. L'idée qu'ils puissent être au courant ne m'avait même pas effleuré l'esprit l'espace d'une seconde.

- Alors, est-ce que c'est vrai ? insista Santana en tortillant sa queue-de-cheval.

- Si tu me demandes par là si Eireen et moi allons devenir parents plus tôt que nous ne l'aurions jamais envisagé, alors je suppose que oui.

Des félicitations et des sifflets retentirent dans toute la pièce, me ramenant au jour de mon combat avec Brooke. Sauf que cette fois-ci, je n'avais qu'une envie, c'était d'aller me cacher dans un trou et de ne plus jamais en ressortir. Plusieurs personnes se levèrent pour nous rejoindre, et nous affectâmes le bonheur le plus total.

- Je ne te demande même pas le rôle que tu as joué dans tout ça, n'est-ce pas, Chance ? lança mon ami à l'intention de ce dernier.

- Et Dieu sait que je ne suis pas allé la voir pour ça, objecta celui-ci, hilare.

Pour une surprise, c'en fût une. Je n'avais même pas soupçonné que Gianna puisse lui retourner les mêmes sentiments. Dire que j'avais cru qu'elle l'ignorait ; je n'étais peut-être pas aussi bonne observatrice que je le pensais.

Tout le monde donna son avis sur cette grande nouvelle. Certains semblaient se réjouir plus que nous de notre avenir, d'autres nous traitaient d'idiots piégés à vie, mais d'idiots heureux. Sam et certains de ses copains lancèrent des plaisanteries de plus en plus douteuses, jusqu'à que leur profond manque de maturité finisse par agacer tout le monde.

La fin du déjeuner marqua également la fin des discussions, et presque tout le monde quitta la salle, nous y compris. Alors qu'Enrique prenait la direction de la sortie, je crus apercevoir une lueur de déception dans son regard. J'étais presque certaine qu'il n'était pas au courant de la supercherie. Les personnes informées devaient se cantonner à un cercle très restrictif, et nous étions sur le point d'aller à leur rencontre. Nous traversâmes la salle de contrôle jusqu'au bureau de Jefferson, et je frappai timidement au battant.

- Entrez, nous invita-t-il de l'intérieur.

Nous obtempérâmes, découvrant le vieil homme assis derrière son bureau, croulant littéralement sous les piles de dossiers soigneusement ordonnées. Il n'était donc pas au courant que l'informatique existait depuis les années 60 ?

- Bonjour les jeunes, nous salua-t-il avec un sourire affable. Content de vous revoir parmi nous !

- Pour être honnête, nous aussi, répliqua Gaby en lui retournant son sourire, avant d'aller lui serrer la main.

J'en fis autant. Il nous fit signe de nous asseoir, invitation que j'acceptai à contrecœur. Je n'étais encore jamais entrée dans ce bureau et je m'y sentais comme un chien à la fourrière, redoutant d'être battu à chaque instant.

- J'ai appris la bonne nouvelle, commença-t-il en joignant les mains sur la table.

- Tout le monde l'a appris, fit remarquer mon meilleur ami avec une petite moue contrite.

- Comment ça ? l'interrogea le doyen en fronçant les sourcils.

Gabriel se ressaisit instantanément. La relation de Chance et de Gianna ne devant pas être exactement un fait public dans les hautes sphères, il essaya de couvrir celui-ci. Je réalisai que, comme moi, mon meilleur ami ne pouvait se résoudre à tirer un trait sur tous ses amis, en dépit de la vérité qui nous était tombée dessus.

- Nous le leur avons dit ce matin, expliqua-t-il de manière détachée. Mais vous savez comment ils sont...

- Oui, j'imagine que vous allez être la cible de leurs plaisanteries à venir, fit-il avec un haussement de sourcils désolé.

- C'est de bonne guerre, assura-t-il en haussant les épaules. Je dois avouer qu'après tout ce que nous avons vécu, je préfère ça, et de loin.

- J'entends bien. Mais sachez néanmoins que je ne prends pas du tout la vie de ce nouvel arrivant à la légère. C'est une grande première, ici. Je suis heureux de pouvoir vous dire que vous jouissez des meilleures conditions envisageables pour élever une nouvelle génération de Duplicateurs.

- Nous en avons conscience, acquiesçai-je en ouvrant pour la première fois la bouche. Et je me rends plus que jamais compte de l'importance de notre existence, aujourd'hui.

- Oh, je te comprends, opina Freeman avec le plus grand sérieux. Je ne nierai pas que d'un point de vue global, notre cause puisse être considérée comme une gigantesque perte de temps.

- Ah bon ? m'étonnai-je. Pourquoi ?

- Certes, nous prendrons un jour définitivement le dessus sur nos ennemis, et nous pourrons enfin vivre notre vie normalement. Mais les Cérébrals existeront toujours, m'éclaira-t-il. Actuellement, la plupart d'entre nous sommes capables d'envisager le fait de devoir nous battre aujourd'hui, pour obtenir un droit que nous aurons bien difficilement acquis. Mais certains ne verront pas les choses sous cet angle. Ils préfèreront continuer de penser que le risque est toujours bien présent, et que le combat ne prendre jamais réellement fin.

Prendre le dessus, dans tes rêves ! pensai-je en tâchant de garder une expression neutre. Les plus méfiants qu'ils venaient d'évoquer auraient bien raison de rester sur leurs gardes.

- Mais trêve de bavardages, nous prendrons l'avenir comme il se présentera, conclut-il.


PHENOMENE - Parce que le combat ne sera jamais terminéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant