5. DIFFÉRENCE (PARTIE V)

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- On va s'asseoir ? proposa-t-il finalement.

Je hochai la tête. Seules quelques places étaient prises autour de la grande table, l'essentiel de mes camarades s'étant rassemblés en divers groupes qui se mélangeaient régulièrement.

- Salut, Sherry, l'apostrophai-je lorsque je m'assis à deux places d'elle, de l'autre côté de la table.

- Eh ! Eireen ! s'anima-t-elle en oubliant de répondre à son interlocuteur, qui attendit d'un air frustré.

J'avais fini par rencontrer Sherry pendant mes entraînements, et m'étais très vite liée d'amitié avec elle. Sa façon de constamment nous rappeler à l'ordre avait tendance à en énerver certains, mais je trouvais au contraire que cela contribuait à sa grande maturité - qui gommait quelque peu le côté enfantin de son apparence. Je m'étonnai de la voir habillée comme pour se joindre à la fête qui devait suivre le débriefing. Elle m'avait avoué être contre la célébration de futures mises à mort. Si elle était là, ce devait être uniquement pour célébrer ces derniers moments entre nous avant de passer à l'action.

- Tu as laissé tes habits de parfaite petite lycéenne américaine au vestiaire ? la taquina Gaby.

Il était vrai que jusqu'ici, je ne l'avais jamais vu porter autre chose que sa veste blanche à ourlets bleus, aux armoiries de l'Hayden High School, et sa jupe d'un bleu satinée de pom-pom girl, à peine plus longue que la moyenne. Contrairement à des filles comme Brooke et toute la clique, elle n'était pas du genre à montrer plus qu'il n'était nécessaire. Ce soir-là, elle avait opté pour une chemise blanche qui découvrait ses avant-bras, un slim gris-clair qui s'arrêtait à mi-hauteur de ses mollets, un foulard bleu, et des boots marron clair. Elle n'avait pu renoncer à choisir un modèle avec des lacets, cependant.

- J'ai trouvé que ça s'imposait, lui répondit-elle tout sourire. Je suis contente que tu n'aies mis aucun bijou, me félicita-t-elle ensuite.

- Je préfère rester nature de ce côté-là. D'accord, c'est joli, mais je préfère rester à l'aise.

- L'autobronzant a bien marché, enchaîna-t-elle sans logique. Il te fallait une peau un peu plus mate pour parfaitement porter cette robe.

Sherry continua à parler mode et code vestimentaire pendant un bon moment, laissant son camarade – qui devait s'appeler Dean, si mes souvenirs étaient exacts – sur la touche. Il renonça finalement à l'écouter et se tourna vers Troy et Ryan en roulant des yeux. Ces trois-là étaient connus pour être bien meilleurs en combattant physiquement que mentalement, et il n'était pas rare que Sam leur soit associé. Je préférais généralement éviter de les fréquenter pour cette raison, mais également parce que leur niveau d'intelligence ne dépassait pas de beaucoup le sien.

La petite blonde ne s'arrêta de discourir qu'au moment où Jefferson se planta au centre de la grande pièce, suivi comme son ombre par Neraja et son éternel porte-bloc. Sous son autre bras, elle tenait plusieurs chemises cartonnées, certaines rouges, d'autres oranges, qu'elle serrait étrangement fort contre elle.

- Allons, allons, commença le doyen en agitant les mains vers le bas pour faire taire les murmures qui parcouraient notre assemblée.

La musique fut coupée net et le silence s'installa progressivement. Le vieil homme s'éclaircit la gorge et se frotta les mains, sa propre façon de se préparer à faire un discours. Je me concentrai sur ce qu'il allait dire, consciente que cela risquait de ne pas être banal. Je pouvais ressentir comme une onde de solennité planer dans l'atmosphère.

- Un instant d'attention, s'il vous plaît. Comme vous le savez déjà, et comme vous savez qu'il est de mon devoir de toujours vous rappelez le vôtre, sachez que c'est notre avenir qui est entre vos mains. Vous êtes les seuls capables de restaurer l'équilibre que d'autres ont rompu bien avant que vous ne veniez au monde.

Ce n'était peut-être qu'une impression personnelle, mais je trouvais toujours ses entrées en matière complètement irréelles, à côté de la plaque. On aurait dit qu'il arrivait à rendre bateau les deux ou trois premières phrases d'accroche, dont le but était pourtant de produire un effet dramatique. Toutefois, si les mots étaient mal employés, il n'en restait pas moins vrais. Je comprenais où il voulait en venir.

- N'allez pas croire que j'ignore la nature du sentiment qui vous étreint lorsque vous vous préparez à recevoir vos ordres de mission. Vous espérez pouvoir vous venger du mal qui vous a été fait lorsque vous n'aviez aucune emprise sur la situation. Vos familles et vos vies vous ont été arrachées de la pire manière qui soit, simplement parce que vous étiez différents. C'est pourquoi je ne peux décemment pas vous reprocher d'être avant tout motivé par la haine. J'insiste toutefois pour que vous dépassiez ce raisonnement et que vous compreniez le service que vous rendez au reste du monde. Il est toujours désolant de détruire une vie, quelle qu'elle soit, car il n'est pas rare que cette vie soit intrinsèquement liée à une ou plusieurs autres. Aussi, pensez-y lorsque vous devrez faire face à une telle situation. Sachez qu'en supprimant celui qui vous fait face, vous toucherez directement à ceux qui tiennent à lui. Je ne sais rien de la manière dont sont élevées les nouvelles générations de nos ennemis, mais je garde toujours en moi l'espoir que certaines d'entre elles ne soient plus éduquées dans l'unique but de détruire tout ce qui les entoure pour la facilité, pour le plaisir. Toutefois, je crains que ce sentiment ne soit remplacé par autre chose, une chose beaucoup plus forte, qui n'est rien d'autre que ce que vous avez tous vécu vous-même : la perte d'êtres chers et d'un destin tranquille. C'est ce qui fait que cette guerre va finir par devenir sans but réel, si nous ne parvenons pas à garder notre humanité.

Tout le monde hocha gravement la tête, moi comprise. En effet, c'était ce que Gabriel aurait appelé « le chien qui se mord la queue ».

- Nous ne devons pas leur ressembler de ce point de vue-là. Il vous est nécessaire de devoir en finir avec eux pour ne pas y laisser votre propre vie, mais nous savons aussi qu'il est possible d'agir différemment. Christian en a déjà fait l'expérience et vous connaissez déjà tous les circonstances qui l'ont mené vers cette nouvelle existence.

L'intéressé grimaça en entendant son nom prononcé en entier.

- Vous savez donc qu'il est possible de puiser à la source chez votre adversaire pour lui ôter ses capacités, sans pour autant que cela nécessite une suppression définitive. Vous m'avez déjà fait part de vos réticences à cet égard et je les entends parfaitement. Premièrement, il vous est difficile d'accepter de devenir des Cérébrals. Pourquoi souhaiteriez-vous devenir leur égal ?

Il attrapa son poignet derrière son dos et se mit à arpenter l'espace qui séparait les deux tables. Tous ceux qui étaient debout reculèrent imperceptiblement pour ne pas empiéter sur son espace.

- Voyez toutefois votre camarade, Christian, poursuivit-il en le désignant d'un geste de la main. Il a mis ses dons au service d'une cause juste. Il est parfaitement capable de rester ce qu'il est, sans pour autant devoir agir contrairement à ses principes. À l'inverse, il est devenu l'un de nos meilleurs alliés. Vous connaissez tous cette maxime selon laquelle la technologie peut être bonne ou mauvaise selon l'usage que l'on en fait. Notre situation ne me semble pas tellement éloignée de cette vérité.

Il marqua une pause, comme s'il nous accordait en même temps qu'à lui une courte réflexion.


PHENOMENE - Parce que le combat ne sera jamais terminéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant