J'avais fini par oublier que notre routine n'était en réalité qu'une phase temporaire de notre existence. Depuis que j'avais rencontré Kyle, ma vie tournait essentiellement autour de nos virées nocturnes. J'avais perdu la notion du temps, perdu la notion de réalité. Désormais, ma normalité se concentrait dans la double mission que je m'étais lancée : apprendre et enseigner. Je n'arrivais même plus à m'imaginer tout arrêter un jour. En me lançant là-dedans, je n'avais jamais songé au temps que nous resterions ensemble. Je m'en étais remise au bon vouloir du destin, parce que peu m'importait alors.
La cassure survint le premier soir du printemps. Les températures commençaient à devenir plus douces, même si la pluie et le vent qui balayait les feuilles continuaient de rafraîchir l'atmosphère. Nous étions sur le chemin du retour, après avoir passé l'heure précédente à notre point de repère près de l'Ocmulgee, jusqu'à ce que des voix d'adolescents en approche ne nous en délogent. Arrivés non-loin du Cannon Ball, Kyle me dévisagea d'un air songeur avant de prendre une décision.
- Montre-moi où tu habites, exigea-t-il avec une curiosité évidente.
- Pourquoi ?
Ce n'était pas tellement de la méfiance à son égard que la crainte de son jugement.
- Ne te fais pas prier, me supplia-t-il presque. C'est loin ?
- Tu vas rire, je pense.
Je lui indiquai la route parallèle à celle que nous empruntions d'habitude. Nous avançâmes jusqu'à la dernière maison au tournant, et je le fis se garer sur l'une des places de stationnement en épi. Pour une fois au moins, il était correctement garé.
- J'arrive par les escaliers, en général, fis-je en désignant les marches à travers la vitre arrière.
- Tu es proche, effectivement.
Il détailla la façade de ma maison avec un sourire.
- Elle est chouette, finit-il par dire.
- Un brin vieux jeu, mais je l'adore, acquiesçai-je. Question de nostalgie, sans doute.
- Tu y habites depuis longtemps ?
- À vrai dire, je suis née ici, expliquai-je. J'ai passé une bonne partie de mon enfance à Macon. Quand ils ont eu mon père, ma mère nous a emmenées avec elle, à Lake Butler. J'aimais bien la Floride, mais les circonstances n'étaient pas les meilleures pour que j'apprécie réellement de changer d'air. La Géorgie est... je ne sais pas comment te l'expliquer... ma terre.
- Je comprends, assura-t-il en hochant la tête.
- Enfin bref, enchaînai-je, on a fui régulièrement après ça. Ils ont quand même fini par rattraper ma mère deux ans plus tard. Alors, ma sœur a pris le relais. La pauvre, elle n'avait que dix-sept ans...
- Tu n'en avais que quinze, me fit-il observer doucement.
J'émergeai de la douloureuse trame de mes souvenirs et tournai la tête vers lui.
- Bien sûr que ça a été dur pour moi, je ne le remets pas en question. Mais ce n'était pas évident pour elle de devoir prendre en charge sa petite sœur. J'ai bien conscience qu'elle prend tout ça très à cœur. C'est une responsabilité trop grande pour elle seule.
- C'est pour ça que tu t'entraînes autant ? Pour pouvoir la protéger en retour ?
- En grande partie, oui.
Il se tut durant de longues secondes, pensif. Il fit distraitement jouer entre ses doigts une mèche de cheveux solitaire sur mon épaule. Une bouffée de chaleur me balaya de l'intérieur, nichant une drôle de sensation au fond de mon ventre.
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PHENOMENE - Parce que le combat ne sera jamais terminé
Ciencia FicciónEireen vit depuis toujours dans un Centre de Conditionnement sans en connaître la raison. Lassée de cette vie coupée du monde, elle se voit offrir à son dix-septième anniversaire la chance inespérée d'obtenir des réponses à ses questions. Brusquemen...