13. RENDEZ-VOUS EN ENFER (PARTIE I)

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J'avais du mal à croire que nous étions tous les deux sur le point de repartir pour le quartier général des Duplicateurs. Quand je pensais à la comédie carabinée que nous allions devoir jouer à nos anciens camarades, je me sentais déjà prête à tourner les talons et m'enfuir. Comment allaient réagir ces derniers après plus d'un mois d'absence ? Pour peu que le départ précipité de Gabriel passe pour un simple écart de conduite, ce dont j'étais loin d'être certaine, nous allions être en permanence sous le feu des projecteurs, qu'il s'agisse aussi bien de méfiance que de sollicitude.

Nous avions décidé de jouer la carte du kidnapping, excuse si improbable qu'il s'agirait plus que jamais de l'occasion de prouver l'adage « ça passe ou ça casse ». Mais l'attitude des Duplicateurs face à notre retour ne posait peut-être pas autant problème que le refus obstiné de Jane et de Skyler de nous laisser nous en aller. Il nous avait fallu unir nos forces ainsi que de nombreuses heures de conversation pour parvenir à les ranger à notre vision de la situation. C'était quand même incroyable qu'ils puissent tous les deux être capable de servir leurs pouvoirs sur un plateau dans l'instant T et de nous exhorter à nous en servir, mais qu'ils étaient incapables de reconnaître avec la même célérité l'occasion unique qui s'offrait à nous. Nous avions bien conscience que nous n'aurions pas d'autre chance que celle-ci, et que nous étions également les seuls en mesure d'accomplir cette mission. Le fait que nous serions là pour veiller l'un sur l'autre ne semblait influer en rien sur leurs incertitudes mâtinées de crainte. Ce que je ne pouvais décemment leur reprocher, cependant.

Cela faisait à peine un mois que nous avions trouvé – voire retrouvé, dans mon cas – notre véritable raison de vivre, et nous étions désormais contraints de la quitter. J'étais tentée de croire que la séparation serait encore plus dure de notre côté que du leur. Il ne fallait pas non-plus perdre de vue que l'éloignement de l'objet de notre changement de condition ne contribuerait qu'à nous affaiblir davantage. Sans être une vérité générale, ce fait semblait somme toute évident à mes yeux. Je sentais bien la déchirure qu'opérait systématiquement un éloignement ne serait-ce que de quelques minutes avec Skyler. Mais nous ne pouvions nous permettre de partager ce détail avec nos compagnons, toujours dans la mesure où ils verraient là une nouvelle occasion de refuser notre « sacrifice ».

Ce terme, un peu trop théâtral à mon goût, était celui qu'avaient employé de concert mon plus fervent défenseur et ma sœur pour désigner notre manière de nous jeter dans la gueule du loup. Ce qui était ridicule, puisque nous ne comptions certainement pas laisser le piège se refermer sur nous. Ce fut d'ailleurs notre détermination qui finit par les convaincre d'accepter les risques que nous prendrions pour mettre en œuvre cet éventuel moyen de nous sauver la vie.

- Tu as conscience de ce que tu nous infliges ? me demanda Skyler lorsque nous retrouvâmes seuls un peu plus tard dans la nuit.

- Bien sûr, répliquai-je, amère.

Il resserra l'étreinte de ses bras autour de moi, et le magma dont semblait constitué mon sang lorsque j'étais à ses côtés entra en fusion. Je soupirai d'aise en sentant la vague incandescente balayer mes terminaisons nerveuses.

- Je ne le fais pas par plaisir, ajoutai-je à contrecœur, comme si ce n'était pas évident. Si j'avais été la seule concernée dans toute cette histoire, je ne me serais certainement pas séparée de toi.

- Est-ce que tu es vraiment en train de me dire que c'est pour Gabriel que tu fais tout ça ?

Son ton était devenu froid, malgré la colère bouillonnante qui émanait indubitablement de lui.

- Réfléchis un peu, tentai-je de lui faire comprendre. Tu crois vraiment que je serais capable de voir Jane et lui souffrir sans tenter quoi que ce soit ?

- Et ma souffrance, à moi ? s'emporta-t-il en m'obligeant à lui faire face. Est-ce que ça compte pour toi ? J'ai l'impression que ton propre sort te passe complètement au-dessus ! Tu n'as donc aucune envie de vivre ?

La lave qui coulait dans mes veines se refroidit brutalement sous la glace de ses reproches, et se solidifia en roche volcanique.

- Comment tu peux dire ça ? m'empourprai-je à mon tour. Bien sûr que je veux vivre, je n'ai peut-être jamais autant prié pour ça durant les derniers mois de ma vie ! Évidemment que je ne peux pas supporter de te voir souffrir, mais j'essaie de limiter les dégâts !

Sa colère laissa place à l'incrédulité.

- Si j'étais seule, je resterais avec toi parce que la seule chose que je peux encore espérer à présent, c'est mourir à tes côtés. Parce que je n'ai pas la moindre envie d'être retenue là-bas et de commencer à m'affaiblir alors que tu seras loin de moi. Parce que ça m'éviterait de perdre ces instants-là pour une cause quasiment vouée à l'échec !

Il attrapa mon menton et me fixa intensément.

- Tu n'y crois pas toi-même, souffla-t-il, ahuri. Tu cours à ta perte alors que tu n'as même pas espoir de voir cette solution marcher.

- Si, j'ai espoir, le détrompai-je. Mais tu as entendu Gabriel, il n'y a aucune garantie. Il y a 99 % de chances que son idée ne soit qu'une simple hypothèse erronée. Mais comme je tiens à toi, à lui, à ma sœur et à ma vie, contrairement à ce que tu peux penser, je vais quand même tenter le dernier pourcent de chance qu'il me reste. Parce qu'il est porteur d'espoir.

Skyler effleura ma peau et posa son front contre le mien.

- Oublie ce que je viens de dire, soupira-t-il. Je suis un imbécile.

Je secouai la tête, mais il posa sa main sur ma joue pour m'en empêcher.

- Ne me cherche pas d'excuse, je n'en ai aucune. Je sais que ça te coûte au moins autant qu'à moi et je suis là, à te faire une scène. C'est juste que... j'ai peur de te perdre encore une fois.

Sa voix n'était plus qu'un souffle à présent.

- Je t'aime tellement, murmura-t-il en commençant à m'embrasser avec désespoir.

Bien que ce baiser, à l'instar de tous les autres, dépassait largement tout ce que l'adjectif « agréable » était capable de qualifier, j'y découvris toute l'étendue de son angoisse et de son fatalisme. Comme si, en respectant ma volonté, il essayait de se faire à l'idée qu'il devait me faire les adieux auxquels nous n'avions pas eu le droit la dernière fois.

Ce fut ce qui me secoua le plus à cet instant, les accents définitifs de ce baiser. Ce qui ne m'empêcha pas de le lui rendre avec tout l'amour et la confiance dont j'étais capable. Je ressentis jusqu'au plus profond de mon être son dilemme, compris qu'il ne parvenait pas à accepter ne serait-ce qu'un au revoir – et qu'il n'y parviendrait probablement jamais.

- Je te jure qu'on reviendra, lui en fis-je le serment. Nous nous sortirons de cet enfer le plus vite possible.

- Tu as intérêt, fit-il en m'attrapant par la taille. Sinon, je viens te chercher moi-même. Et tant pis pour les conséquences.


PHENOMENE - Parce que le combat ne sera jamais terminéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant