Chapitre 4.2, Ce qu'il reste des Reines

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[...]

*  *  *

 Un sifflement rauque s'échappait de ses lèvres à chaque fois qu'elle respirait. Ses vêtements étaient trempés de sa propre sueur, ses cheveux s'emmêlaient un peu plus au gré du vent, ses pas faiblissaient sans qu'elle ne puisse le contrôler. Et l'espoir, faible lueur dans le noir de deuil de sa vie, semblait prêt à s'éteindre. Elle traînait le pas, Modig l'avait bien remarqué mais il ne pouvait le lui reprocher – lui même s'épuisait un peu plus chaque heure.

Le temps passait lentement, leurs journées marquées par l'ennui et la douleur. Ils avaient cessé de parler, c'était devenu trop éprouvant, presque douloureux. Leurs gorges étaient sèches, ainsi que leurs lèvres. Seule la sueur perlait à leur front, les rappelant à l'effort constant qu'ils devaient fournir.

— Je ne peux plus.

Modig se retourna lentement pour voir Karona s'effondrer à nouveau. Mais cette fois-ci, ce n'était plus elle qui abandonnait, mais son corps. Elle était trop faible, elle avait trop soif, elle était en piteux état. Il la rejoignit aussi vite qu'il put et s'écroula à son tour, soulevant un épais nuage de sable autour d'eux. L'un de ses mains se souleva lentement pour accrocher l'épaule de la Reine. Ils se fixèrent, haletants et désespérés.

— Il faut continuer, murmura-t-il.

Elle agita la tête. Cette fois-ci, la douleur était devenue trop vive. La chaleur trop pesante, et l'espoir trop vain. Il ne parvenait pas à lui en vouloir, il ne pouvait la culpabiliser. Ils avaient marché encore deux jours sans boire ni manger, et il avait vu la Reine chanceler plus d'une fois. Il avait cru la perdre, la voir mourir, sans rien pouvoir faire.

— Je vous en supplie.

Sa voix s'était brisée. Modig, le fort, le brave, n'était plus qu'un lointain souvenir. Les fanatiques étaient parvenus à le détruire, l'épuiser, le réduire à néant. Lui-même ne semblait plus y croire, Karona le voyait bien. Elle esquissa un sourire fatigué et puisa dans ses maigres forces pour agiter encore la tête. Alors, Modig ferma les yeux – il se mit à pleurer sous le regard désolé de la Reine. Ce fut elle qui posa sa main sur son épaule pour le réconforter un peu.

Mais à quoi bon apaiser quelqu'un qui mourrait bientôt ?

Au loin, le regard voilé de chagrin et de désespoir de la Reine capta une nuée de sable soulevée du sol, filant dans leur direction. Effrayée à l'idée de voir arriver des fanatiques, elle poussa sur ses bras et chuta un peu plus, s'étalant de tout son long dans le sable brûlant.

— Tout est fini, murmura-t-elle.

Elle vit Modig tirer de son fourreau une dague qu'il lui tendit. Elle comprit aussitôt et se redressa comme elle put pour s'en saisir. Lorsque le couteau fut entre ses mains, ses doigts frémirent autour du pommeau qu'elle tenait avec un semblant d'effroi. Tuer autrui ne l'effrayait pas, elle avait tué un fanatique lors de sa fuite. Mais elle. Elle.

Karona n'avait jamais réellement réfléchi à sa mort. Elle se savait constamment en danger, elle qui portait la couronne des Reines, elle qui s'asseyait sur un trône trop convoité, elle qui était mariée à l'homme le plus puissant du continent. Elle le savait, mais jamais elle n'avait osé poser de théories quant à sa mort.

Un sourire amer vint briser ses lèvres closes. Son regard se ternit un peu plus sous l'ironie des choses, de sa vie.

— Je préfère que vous mouriez comme une Reine que de leur main.

— Ils me tueraient comme une chienne, sourit Karona dans un souffle.

Tout n'était plus qu'amertume chez elle. La fin était plus proche que jamais. Elle ferma les yeux, retourna le poignard vers sa poitrine et inspira longuement, son corps agité de soubresauts terrifiés.

— J'ai peur, murmura-t-elle.

— Je suis avec vous, Karona. J'ai promis d'être là.

Elle sourit un peu plus, un rire nerveux lui échappa, se perdant entre les sanglots qui reprenaient. Elle n'avait pas souhaité mourir.

— Je vous remercie pour tout.

Elle inspira à nouveau, prête à planter le poignard en son cœur, à s'arracher la vie pour que nul autre ne le fasse. Mais le souffle de chevaux mêlé au bruit sourd de leurs sabots dans le sable lui parvint, trop proche, et elle rouvrit les yeux. Un lourd nuage de sable projeté contre elle vint brûler son visage, elle vit les chevaux tournoyer autour d'eux, ses yeux s'emplirent un peu plus de larmes. Elle n'avait pas le courage d'en finir et lança un regard navré à Modig.

— Lâchez ce poignard, lança un homme à l'accent guttural.

Elle ferma les yeux, obéit en oubliant sa dignité, et cacha aussitôt son visage de ses mains. Elle put entendre les foulées des chevaux ralentir jusqu'à s'arrêter, et les cavaliers mettre pied à terre. Son heure était donc venue.

Elle entendit Modig être mis à terre sans aucun mal, lui que la chaleur et la fatigue avaient tant affaibli. On la saisit alors aux poignets, la forçant à dévoiler son visage. Karona tenta de lutter, mais il ne lui fallut que quelques secondes pour abandonner, trop épuisée. Elle dévoila ses traits tirés par le manque de sommeil, ses lèvres craquelées par la chaleur étouffante, et rencontra le visage d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Sa peau était basanée, ses cheveux et ses yeux aussi noirs que les corbeaux de Nox. Pour sûr, il était natif des Ramales.

Les battements fous de son cœur s'apaisèrent – il ne revêtait pas le carmin des fanatiques, peut-être n'en était-il pas un. Ses mains verrouillées autour des poignets de la Reine, il détourna son visage d'elle pour regarder un jeune homme toujours monté sur son cheval et qui s'avançait lentement dans leur direction.

— Qu'est-ce qu'on en fait ?, demanda-t-il.

Le jeune homme mit pied à terre et s'approcha. Il dévisagea Karona et ses yeux s'écarquillèrent. La Reine, elle, plissa les yeux – puis le reconnut.

— L'échanson, murmura-t-elle.

— Karona ?

Elle avait maigri, c'était certain, et avait perdu de sa superbe. Mais il l'avait reconnue et elle frémit de tout son corps. Était-il toujours leur allié, lui qui avait servi fidèlement les Rois Iseal durant quelques mois ? Elle le supplia du regard. Il saisit quelque chose à sa ceinture et se précipita auprès d'elle, amenant une gourde à ses lèvres. Les mains de la Reine s'accrochèrent désespérément à l'outre, elle but à grandes goulées.

— Ne buvez pas trop vite, ce serait mauvais.

Elle écarta l'outre de ses lèvres pour regarder Qeder, le remercier d'un regard. Le souffle court, Karona se demandait si c'était là un rêve ou une hallucination. Elle saisit sa main dans un geste de désespoir. L'échanson regarda successivement la Reine, puis son compagnon de la garde luxienne avant de froncer les sourcils. Finalement, il tourna la tête vers ses hommes.

— On les ramène en urgence à Aurovao.

— Mais votre père...

— Ce sont des alliés, dit-il sèchement. Et c'est un ordre.

Qeder passa un bras dans le dos de la Reine et la souleva doucement pour la hisser sur un cheval. Il se mit à son tour en selle, surveillant que ses hommes emmènent bien Modig. Puis, ceci fait, il se mit en route tandis que Karona, épuisée, se laissait aller à la torpeur.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant