Chapitre 30.1, Là où il n'est pas de guerre

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KARONA


Les mots l'avaient heurté comme un fouet en plein visage et les larmes avaient aussitôt roulé contre ses joues. Karona fit un pas en arrière, rattrapée de justesse par Hvitur alors qu'elle sentait ses jambes se dérober sous son poids. Le vatner l'aida à se relever, la maintenant debout alors même qu'elle se débattait dans le vide pour s'arracher à une poigne qui n'en était pas une. Son corps tremblait de façon totalement incontrôlable, ses lèvres happaient l'air pour le respirer à grandes bouffées et elle se sentait asphyxier tant il lui semblait brûlant. Elle sentait son cœur tambouriner en sa poitrine comme le marteau bat l'enclume, et ses pieds tentaient d'avancer vers lui.

Synhvid. Son petit Synhvid. Son petit garçon.

Elle ne pouvait taire les sanglots qui faisaient s'agiter son corps de soubresauts, elle ne pouvait contrôler ses membres qui titubaient maladroitement. Elle était comme un homme saoul sur le pont d'un navire tanguant sous la tempête. Son palpitant affolé se retrouvait à nouveau propulsé en ses nuits marines, celles où les dieux la tenaient entre leurs griffes ravageuses.

— Synhvid, parvint-elle à articuler.

Il tourna enfin la tête vers elle, dévoilant ce visage qu'elle avait tant rêvé, tant imaginé. Il était là, lui qu'elle avait perdu dix-neuf ans plus tôt. Elle continua de s'avancer en titubant, tendant ses mains vers celui qu'elle n'avait jamais oublié, celui qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer. Puis elle trouva enfin son visage, ses doigts se resserrèrent contre ses joues comme des serres, l'agrippant avec l'effroi pur de ne plus jamais le sentir – avec l'espoir fou de ne plus jamais le perdre. Et elle pleurait encore et encore, prononçant ce nom qui avait été presque interdit au palais tant son chagrin avait été lourd.

— Mon petit garçon, mon fils, mon fils...

Elle sentait tous les regards posés sur elle, cette Reine froide qui n'avait jamais montré la moindre émotion, celle dont les sourires suintaient l'hypocrisie, celle dont les regards étaient des lames acérées, dont la langue sifflait telle la vipère qu'elle était. Et tous voyaient enfin ce qui se cachait derrière ce masque de Reine – une mère sans enfants.

Karona n'avait à cet instant plus rien d'une Reine, mais elle s'en fichait – elle avait un fils. Elle avait tout ce dont elle avait toujours rêvé. La puissance, le pouvoir, la richesse, la royauté, tout ceci n'était désormais que des ambitions stupides qui jamais ne lui avaient apporté le bonheur. Elle ne l'avait jamais plus trouvé après la perte de Synhvid.

Et dix-neuf plus tard, il lui était rendu.

— Votre visage. Je vous ai vue. Lux m'a montré votre visage.

Aucune émotion ne transparaissait dans les paroles de Synhvid, lui donnant l'apparence d'une illusion, une vulgaire chimère créée par son esprit trop atterré. Pourtant, elle le sentait sous ses doigts, sa peau chaude d'un être bien vivant, et elle voyait ses yeux – si semblables aux siens. Comme Nova, il lui ressemblait. A elle, pas à Kreivis. Il avait hérité de ses traits fins, de sa beauté, et non de l'apparence barbare de son père. Elle ne pouvait retenir les larmes qui refusaient de se taire, coulant à flots contre ses joues.

— Laisse-moi juste te regarder, murmura-t-elle, presque suppliante.

Elle maintint son visage entre ses mains de longues secondes durant, avant de plonger contre lui, de l'enlacer. Elle enfouit sa tête dans le cou de son fils tandis que celui-ci semblait ignorer comment réagir. Mais peu lui importait, il était en vie, il était là. Après de longues secondes à sangloter contre lui, elle se recula, essuyant son visage baigné de pleurs. Elle tourna ses yeux clairs vers Tahir, qui observait la scène d'un œil impatient.

— Enlevez-lui ses chaînes !, siffla-t-elle. Il n'est pas un vulgaire intrus, il est mon fils ! Votre Roi légitime !

Le seigneur arqua un sourcil, un reniflement moqueur l'agitant sans que son expression ne présente le moindre signe de raillerie.

— Vous êtes une Reine déchue, et votre fils un Roi déchu. La défiance est de mise. Veuillez nous laisser, Vrekim et moi étions en entretien avec ces jeunes gens. Votre prétendu fils est également un prétendu Élu, or c'est exactement ce que nous cherchions.

— Je ne vous permettrai pas de...

— Mère, la coupa son fils. Nous discuterons après.

Elle le regarda, ses yeux rougis par les larmes le questionnant tandis que lui restait neutre. Karona se tourna alors vers Tahir, la colère transparaissant en chacune de ses pores.

— Alors je demande à rester. Il s'agit de mon fils.

— Cet entretien est privé, répéta le fier aigle d'Aurovao.

Elle pinça les lèvres en faisant un pas en arrière.

— Vous n'êtes qu'un...

— Mère, reprit Synhvid. Je vous rejoindrai dès que nous aurons fini. Ne vous en faites pas.

Son ton s'était fait plus doux. Il fit un pas vers elle, empoignant sa main avec douceur. Son toucher était telle une plume pour la triste Reine qui enfin voyait renaître l'espoir. Elle plongea ses yeux dans ceux de son premier né.

— Et s'il ne te croit pas, murmura-t-elle.

Un semblant de sourire redressa à peine la commissure de ses lèvres tandis que son fils pressait sa main, faisant passer devant ses yeux un éclair blanc. Elle se vit face au berceau, elle s'entendit chanter pour son enfant. Elle revit son visage encore juvénile, ses pommettes encore arrondies, son teint chatoyant – la royauté lui avait donné vices et rides, elle avait perdu sa passion d'antan pour le chant, celle-ci même qu'elle aurait souhaité transmettre à son fils. Sans doute était-ce la perte de celui-ci qui l'avait rendue froide et aigrie.

Elle revint à la réalité et comprit que les propos de Synhvid étaient véridiques – qu'il était bien le Fils de Lumière qu'avaient prédit les oracles. Lux l'avait choisi, lui, et pas un autre.

— Il me croira, lui souffla-t-il avec assurance.

— Moi je te crois, prononça Karona du bout des lèvres.

Elle recula doucement, séchant encore ses larmes d'une main tandis que l'autre se séparait de celle de son fils. Elle hocha la tête avant de retourner au couloir. La Reine vit la porte se fermer derrière elle, le visage de son tendre garçon disparaissant de son champ de vision. S'appuyant au mur, elle souffla longuement, les pensées se bousculant en son esprit meurtri.

— Comment vous sentez-vous ?

Elle ne répondit pas tout de suite à Hvitur, reprenant lentement son souffle, tentant de calmer son cœur qui ne se taisait pas. Déjà les pleurs reprenaient, sans qu'elle ne puisse l'expliquer. Elle n'avait jamais pleuré de bonheur, peut-être était-ce cela... Mais un mal l'habitait, elle le sentait encore au plus profond de son être. Elle agita la tête et déglutit.

— Je dois prendre l'air, souffla-t-elle.

[...]

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant