Chapitre 40.1, La route vers la vipère

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ALESSANDRE

La cour du palais était immense. Débarrassé des badauds et de la foule de noble, il ne régnait ici que le calme. S'était étrange, arrachant au nouveau roi un soupir. Jamais il n'avait connu Talumen aussi silencieuse, sauf peut-être à la veille de leur avènement.

Mais le jour était tout autre. Sibille avait ordonné qu'après les fêtes et les feux d'artifices, la cour se retrouve. Les cérémonies continuaient, embrassant avec plus de ferveur que jamais les passions de Mageaia. Mais la royauté voulait le calme alors que commençait, enfin, leur règne. Des rumeurs enflaient déjà, au Sud de Nokrov, pleine de fiel et de sel. On racontait que la Rouge avait des ennemis et chaque nouveau chuchotement donnaient à Alessandre envie de prendre les armes. Il se voyait en cavalier de guerre, heaume sur ce visage qui n'avait pourtant connu que les tournois. Il se voyait derrière des étendards claquant sous le vent soulevé par les ailes des sangéravs.

Ce n'était pourtant l'objectif de leur journée. Dans la cour, vêtu d'habit de voyage, encadré d'une petite garnison, le griffon attendait sa dame. Seuls les grognements de deux créatures de Sibille et les hennissements des chevaux encore paniqués par la présence des créatures rompaient le silence. Le page tenant la monture du roi tremblait devait l'étalon agité. L'équidé, d'un noir de jais, roulait des yeux terrifiés et se cabrait à intervalles trop réguliers. Son encolure, déjà, se recouvrait d'écumes blanchâtres.

Alessandre ne lui offrait pas un regard. Il savait que son cheval se calmerait dès qu'il se serait mis en chemin. Il attendait pour l'heure Sibille, trop désireux de lui dire au revoir, de la serrer une dernière fois dans ses bras avant de partir enfin pacifier cette région qui lui appartenait depuis trop longtemps. Nombres de lettres lui étaient parvenues, toutes plus alarmantes les unes que les autres. La trahison de cet immonde bâtard qui lui servait de frère. La disparition de sa petite soeur. L'ascension de Cerenna, le danger que représentait maintenant sa mère. Talen, la riche et puissante Talen, était l'allié manquante, la capitale d'argents et de nourriture qui offrait la victoire. Et, Cerenna la contrôlait plus que jamais. Les doigts d'Alessandre, serrés à la bourse qui l'accompagneraient dans son voyage, étaient trop crispés. La vipère s'était montrée peu loquasse, n'offrant de réponses qu'à certaine questions. Le roi savait que le poids sur ses épaules se ferait plus lourd encore lorsqu'il retrouverait enfin les terres de son enfance.

Ce n'était pas l'heure de s'inquiéter. Pas encore. Il voulait profiter des dernières secondes qu'on lui offrait.

Car Sibille sortait enfin. Dans la chaleur des doubles soleils, elle avait tronqué les épais habits cérémonieux pour une tenue des Carmines, épousant sa peau et les formes de son corps. Alessandre n'attendit pas que le protocole accepte qu'il la prenne dans ses bras pour déposer un baiser sur ses lèvres. D'un doigt, il caressa la ligne inquiète de son front. Elle ne tremblait pas, si fière et si digne. Ses yeux brillaient pourtant, d'une inquiétude qu'elle ne pourrait jamais lui cacher. Sa main descendit de son visage, allant trouver son ventre. Là, aux creux de sa chair, grandissait leur fils. L'héritier de leur pouvoir, l'enfant de la puissance valeureuse.

— Prends soin de vous Sibille. Que notre fils reçoive les terres de Talen comme une promesse de son père. Ménage-toi d'accord ? Je sais qu'on t'en demandera toujours plus mais tu n'es plus seulement reine maintenant. Tu es la mère du futur de notre pays.

Il bénit son sourire, ce soleil que lui seul voyait réellement. Elle l'embrassa à son tour, avec une douceur qui n'existait plus dans leur ébat. Sibille n'avait plus besoin de parler. Elle se contentait de le regarder et il lisait, au plus profond d'elle, toutes ses demandes. Il ferait attention. Ne prendrait plus de risque inconsidéré. Les mois avaient forgé les amants et fait grandir cet héritier qui ne croyait autrefois qu'aux femmes et au pouvoir.

Les doigts de la reine glissèrent sur son pourpoint, accrochant à sa poitrine une broche striée de rubis.

— Revient nous, murmura-t-elle, d'une voix si basse que seul Alessandre pu l'entendre.

Il embrassa à nouveau ses lèvres pour toute réponse. Puis il se détourna, grimpa sur sa monture et ordonna, dans le même geste, à ces hommes de le suivre.

Dans le silence de la ville, les cavaliers redescendirent l'allée principale. Les décorations grinçaient dans les airs et les fleurs, encore fraiches, donnaient à Talumen une allure princière. Jamais la ville n'avait été aussi propre, jamais elle n'avait si peu pué la pauvreté. Les sabots des chevaux ne rencontraient que les dalles pavées et aucune trace d'immondices. Alessandre inspira, une dernière fois, l'air de cette ville qu'il retrouverait bien assez vite.

Sitôt la porte Dorée passée, ils lancèrent leur monture au petit trot.

Le chemin, jusqu'aux terres de Talen, serait long. Si les régions étaient voisines, elles n'en demeuraient pas deux des plus grandes de Nokrov. Même en remontant la Route des Gardes, il leur faudrait plusieurs semaines avant d'enfin apercevoir les hauts murs de Port Maeur.

Alessandre frémissait déjà. Il voulait lancer sa monture au galop, sentir le vent dans ses cheveux et l'odeur des vertes plaines de son enfance. C'était idiot, il le savait bien. Il n'en demeurait pas moins trop peu patient. Le roi, avant d'être sacré, n'avait eu de chevalier que le titre. Il n'avait couru les terres arides, n'avait pacifié aucun bandit, n'avait pas même eu la chance de goûter aux prémices de la guerre. Et maintenant, alors qu'enfin les choses changeaient, il retrouvait son rôle. Pacifier. Toujours parler, jamais agir.

Le griffon se retourna légèrement sur sa selle, observant Talumen qui s'éloignait trop vite. Il le faisait pour Sibille. Uniquement pour Sibille.  

*  *  *

[...]

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant