Chapitre 38.1, Le monde que nous connaissions

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Le sommeil, pour la première fois depuis longtemps, l'avait bercé avec candeur. Elle revoyait les yeux noirs, les lèvres souriantes, les mots échangés sans peur et sans filtre et, au plus profond, s'endormait en sachant que quelque part dans les couloirs obscurs de cette ville oasis, quelqu'un veillait sur elle. Nox n'était pas venue la rejoindre cette nuit et, alors que le soleil se levait seulement Alyssa s'éveilla avec l'étrange sensation d'être reposée.

Elle se leva rapidement, enfila son pantalon à la garçonne et une large chemise en lin. Il faisait déjà si chaud. Alyssa agrippa son épée, prête à s'entraîner pour profiter de l'atmosphère encore viable. Si elle craignait terriblement les rayons brûlants du soleil, elle refusait de rester enfermée. Sa vessie et son estomac s'allièrent pourtant pour la rappeler, durant une seconde, sur Nokrov.

L'Elue se mit alors en quête des cuisines et d'une âme vivante pouvant lui indiquer des toilettes. Elle n'eut pas à chercher longtemps. Un page de son âge héla son nom de famille, la faisant se retourner brusquement, l'arme au clair pointée sur sa gorge. Elle le vit déglutir et ne pu empêcher un rire sarcastique de franchir ses lèvres.

Alyssa éloigna pourtant rapidement son épée qu'elle rangea. Et n'eut pas le temps de parler qu'il lui demandait déjà de la suivre. Ses sourcils se froncèrent alors que son ventre protestait rageusement.

— Le seigneur Asinis veut vous parler.

Elle grommela, plus pour la forme que par réelle conviction. L'aigle n'avait pas attendu longtemps avant de comprendre qu'elle était également une Elue. Synsivik, la veille, s'était très certainement comporté avec son arrogance habituelle. Pour une fois, Alyssa ne pu s'empêcher d'avoir un sourire en imaginant ce qu'il avait pu faire. Jurer qu'il devait être roi et qu'il était le fils de Lux n'auraient pas suffit à impressionner cet être étrange que lui avait décrit Qeder. Tahir semblait correspondre à la perfection à son blason. Un regard perçant et des serres prêtent à s'enfoncer dans la moindre peau trop découverte.

Alyssa accepta donc de suivre le page. Il la guida entre des murs tous semblables, aussi vides de peintures et de décoration que le désert l'était de vie. Seule la pierre froide offrait un léger réconfort, luttant contre la chaleur qui s'élevait à l'extérieur.

Le gamin ouvrit la porte sans prendre la peine de frapper. Un sourcil interrogateur se leva alors qu'elle l'observait. Il avait le teint brun des gens d'ici, les yeux noirs et le cheveux sombre. Son nez, légèrement empatté, rendait ses traits grossiers. Il agrippa son regard et lui demanda, d'un geste de la main, d'entrer dans la pièce d'où elle était sortie ivre de rage la veille. Alyssa se détourna bien vite de lui. Elle était devenue trop méfiante, devait calmer sa paranoïa constante. Tous n'étaient cet inconnu qui avait essayé de la tuer. Les sables d'Oneone devaient lui offrir un réconfort provisoire.

Elle pénétra dans la pièce, s'amusa de les regarder se lever. Ainsi habillée, les cheveux laissés libres sur ses épaules et emmêlés par sa nuit, Alyssa n'avait plus rien d'une demoiselle noble. Ne comptait pas même jouer à cette candeur idiote qu'affectionnaient certaine dame. Elle se voulait libre. Le serait sans baisser l'échine devant des hommes plus puissants.

— Lady Adiant, salua Tahir. Prenez place.

D'un regard, Alyssa embrassa la pièce. Il n'était que trois dans cette dernière. Tahir, royal dans son siège. Le vieillard de la veille, observateur qui la fit plisser légèrement les yeux et elle.

Sans un mot, la griffonne s'assit. Pas de riches dorures ou de rembourrages inutiles. Les chaises étaient aussi vides que les murs. Seuls des livres tentaient d'habiller ce bureau, lui donnant l'allure d'une vieille bibliothèque.

Alyssa releva la tête, se plongeant dans le regard d'acier de son interlocuteur. Ses yeux, d'un givre trop clairs, lui rappelaient ceux d'un prédateur. Il en avait toute l'allure et toute la défiance. Au plus profond d'elle, Alyssa sentit Nox la mettre en garde. Ils étaient alliés. Mais elle ne savait rien de lui si ce n'était ce nom bien trop lié à Mageia.

— Je suppose que votre entretient avec Synsivik ne s'est pas déroulé aussi bien que vous l'espériez pour que vous me faisiez venir ici. Allez droit au but Tahir. Que voulez-vous savoir ?

Les courbettes et les questions détournées avaient toujours agacées la jeune fille lorsqu'elle assistait, silencieuse, aux réunions de son père. Loin de son ombre rassurante, elle se permettait enfin des mots qu'elle n'avait jamais osé prononcé. Et déjà, sur ses lèvres, grandissait un sourire assuré. Après tout, Tahir, malgré toute sa puissance, n'était qu'un mortel.
— Avez-vous passé une bonne nuit, lady Adiant ?

La question ne provenait pas de celui qu'Alyssa ne quittait des yeux mais bien du vieillard en arrière plan. Elle souleva un sourcil interrogateur, sentant déjà son esprit tendre vers le poisson ou l'étourdissement. Elle n'avait rien bu qui ne vienne d'une source directe et dans sa chambre, aucun encens ne venait assourdir les sens. Durant une seconde, la griffonne manqua gronder.

Elle garda pourtant un visage de marbre, ressemblant tant à sa mère dans cette poupée de cire qu'elle ne feignait pas assez bien. Ses expressions moururent, son silence s'enfuit alors qu'elle répondait, la voix chargée de grognements retenus.

— La fatigue du voyage et de votre agréable accueil m'a fait tomber d'une traite, merci pour cette inquiétude.

Hypocrisie, mensonges et silences sur son début de nuit. Cerenna aurait été fière de sa fille si elle avait été là.

Son absence pesait pourtant sur les épaules de la jeune fille alors qu'elle fixait son interlocuteur. Si Tahir ressemblait à l'aigle de son blason, le vieillard était une chouette. Belle et grandiose, enfoncée dans les ténèbres pour mieux bondir à travers la nuit sur une proie innocente. Mais lui, contrairement à l'aigle, ne pourrait rien contre la fille de ces mêmes ténèbres où il trouvait sa puissance.

Alyssa retourna bien vite aux yeux de glace de Tahir. Les mains croisées sur son bureau, l'oiseau de proie attendait ses réponses pour mieux enchaîné. Il n'était pas aussi joueur que le vieillard et plaisait déjà bien plus à la griffonne. Alyssa avait été formé aux jeux d'échec mais n'en connaissait que les règles. Les subtilités de chaque parties lui était autant d'inconnu qu'elle détestait. La force brute, le violent contact lui étaient des distractions plus amusantes.

— Le jeune Synsivik semble bien ancré dans ses convictions. Il se sent investi d'une mission divine. Et paraît-il que vous aussi.

Seul un sourire lui répondit, accrochée à des lèvres menteuses. Elle n'affirma pas, se contentant du silence pour toute objection.

— Il vous a présentée comme étant Élue de Nox... Et au vu de votre colère, je dirais qu'il a révélé votre secret. Sachez d'abord que nous ne vous souhaitons aucun mal. Ni à vous, ni à lui – tant que vous ne posez pas de problème. Sachez d'abord que je suis un Asinis, mais pas un fanatique de Mageia. Je ne souhaite que sa disparition définitive. Il y a un peu plus de dix-huit ans, ma mère et mon frère cadet ont tué mon père et son héritier afin de rapprocher ma nièce, Sibille du pouvoir. Avec sa naissance était prévu son statut. Élue de Mageia. Pour échapper à la mort, j'ai fui les Carmines, et durant tout ce temps, j'ai vécu caché sous le nom de Natia. Mais me voilà sorti de l'ombre ainsi que Sibille. Les masques sont tombés. Il est désormais temps de faire couler le sang.
Seulement, combattre Mageia demande de combattre son Élue. Combattre son Élue demande à ce que l'on combatte ses dons. Vous en possédez, vous aussi, si vous êtes bien fille de Nox. C'est pour le bien de ce monde que je vous propose de vous battre à nos côtés. Lorsque la guerre sera terminée, je récupérerai ce qui me revient, Karona reprendra son trône, et vous – vous irez bien où vous voudrez aller. Mais nous avons besoin de vous. Nous craignons que Synsivik soit... peu coopératif. Pas autant que nous l'espérions, du moins.

Le sourire d'Alyssa avait disparu à chaque nouveaux mots du ramalien. Il ne lui apprenait que des origines de ses découvertes. Que les vérités au milieu d'éléments trop éloignés. Et déjà les pièces s'emboîtaient à perfection les unes dans les autres.

Mais seul le nom de Sibille avait de l'importance. Sibille, cette reine. Sibille, cette épouse. Sibille, que son frère avait choisi. Elle savait Alessandre ambitieux. Ne pouvait se résoudre à le croire assez idiot pour tomber dans les pièges d'une sorcière.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant