[...]
Il reçut un coup d'œil surpris du prince. Le fils de la lumière semblait apprendre vite de la vie – lui qui avait, dix-neuf ans durant, vécu dans un temple perché sur une montagne, n'y avait jamais appris que la religion. Et si cela faisait moins de deux mois qu'il avait quitté le temple, l'Élu semblait déjà avoir compris bien des choses quant aux vices rongeant l'Homme. Et il se faisait bon négociateur, monnayant ses visions contre les promesses d'une alliance.
Isendre était homme de parole. S'il retrouvait Alyssa, celle que Synsivik appelait Élue de Nox, alors il le suivrait dans sa folle entreprise. Il plongerait au cœur de la guerre. Il avait promis.
— Une fois que mes ennemis seront morts et que le trône sera mien, je te ferai seigneur de Talen.
Le bâtard leva un regard troublé vers le prince. Ses sourcils s'arquèrent sous la surprise, mais la confusion persista sur son visage.
— Je ne veux pas être seigneur de Talen, prononça-t-il.
Il était un parricide, un malfrat. Lorsque la guerre serait terminée, selon l'issue, il mourrait ou serait traité en paria. Il irait là où l'on voudrait bien de lui, de ce meurtrier sans cœur ayant arraché la vie à son propre père. Le souffle court, il tourna la tête vers le port qui accueillait le navire. Isendre Adiant n'était qu'un vieux rêve de son enfance – une chose inexistante qu'il ne connaîtrait jamais. Il était né bâtard et mourrait comme tel. Synsivik avait touché une corde sensible, celle de ses songes d'enfant, aussi le parricide se détourna-t-il de lui pour s'éloigner sur le pont, motivant ses hommes en leur criant quelques ordres.
Il était temps d'accoster.
Ils foulèrent bientôt le sable des Ramales, sa brûlure traversant leurs vêtements tant il faisait chaud en ces terres. Isendre passa une main sur son visage, en arrachant la sueur qui y coulait lentement. Il sentit sa peau asséchée par le soleil et la mer sous sa paume, et soupira. Enfin ils pouvaient quitter le navire. Faisant un geste de la tête à ses compagnons, il en laissa quelques uns au navire tandis que lui s'enfonçait dans le village. Les autochtones posaient sur eux leurs yeux d'ambre et d'onyx, critiques et mauvais à l'égard de ces étrangers qui foulaient leur terre. Isendre tâcha de les ignorer, faisant signe à ses hommes d'en faire de même. Synsivik, qui marchait derrière lui, pressa le pas pour se retrouver à sa hauteur.
— Ces gens ne sont pas comme nous, grinça-t-il.
Le bâtard lui jeta un regard interrogateur, avant de capter l'expression du religieux. Ses yeux clairs observaient avec méfiance les peaux basanées, les cheveux noirs et les yeux sombres. L'Elu reprit alors, toujours d'un ton soupçonneux.
— Ils ne sont pas des enfants de Lux. Le soleil qui les a embrassés était mauvais.
Sa voix était pareille au sifflement d'un serpent, empreinte de défiance et de critique. Il considérait cette différence physique comme un outrage aux Sides qu'il priait trop. Mais son poison n'atteignait pas le bâtard, qui se contenta de le bousculer d'un coup d'épaule, lui lançant un regard sombre – Synsivik répondit d'une œillade tout aussi mauvaise.
— Dis-moi où est Alyssa maintenant.
Isendre s'était arrêté, forçant le religieux à en faire de même. Derrière eux, les hommes s'arrêtèrent aussi, les observant avec attention. Depuis des semaines maintenant, ils assistaient aux querelles des deux jeunes hommes, qui ne parvenaient jamais à se mettre d'accord sur quoi que ce soit, bien trop différents l'un de l'autre.
Ils se regardèrent en chiens de faïence durant de longues secondes, leurs épaules se soulevant lentement sous la colère qui pointait en eux. Synsivik plissa le nez, de dégoût, avant de lever les yeux vers le soleil brûlant – ses mains se tendirent lentement vers lui avant de se joindre en prière, et ses paupières se fermèrent. Son visage se détendit complètement avant de finalement se tordre tandis qu'il tombait à genou, emprisonnant son crâne entre ses doigts.
Isendre capta sa douleur ; il se précipita au sol pour le saisir par les épaules, tenter de le faire parler. Mais à l'instant où il le toucha, un éclair blanc passa devant ses yeux, lui offrant la vision d'Alyssa. Et il entendit, comme un murmure lointain, les mots d'un homme – et apprit la nouvelle. Alessandre Adiant, époux de la Carmine et Roi de Nokrov.
Synsivik le repoussa brusquement, haletant. Le bâtard le regarda, stupéfait – dans ses yeux brillait encore la lueur des visions de Lux. Il fronça les sourcils.
— Qu'est-ce que tu as vu, exactement ? Qu'est-ce que tu as entendu ?
— Alyssa est ici, souffla le religieux.
Un semblant de sourire fit frémir la commissure de ses lèvres tandis qu'il se relevait lentement, ses jambes tremblantes. Isendre l'imita et lui emboîta le pas alors que l'Élu se précipitait au hasard des ruelles, faisant fi des regards mauvais des natifs du sable, jusqu'à s'arrêter devant une auberge où un panneau attaché à une poutre flottait au vent, indiquant [i]Bahar Mutiea[/i]. Le bâtard s'approcha lentement du religieux, posant prudemment une main sur son épaule.
— Elle est là, murmura Synsivik. Je peux le sentir. Et Lux me l'a dit.
Il n'en fallut pas plus à Isendre. Il fit un brusque pas en avant, poussant la porte pour pénétrer dans l'établissement. Derrière lui, le religieux et ses hommes entrèrent aussi, se massant dans l'entrée. Le bâtard balaya la salle du regard, plissant les yeux sous la lumière tamisée à laquelle ses yeux peinaient à s'adapter. Ses lèvres frémissaient sous l'angoisse de ne pas la trouver, de ne pas la voir. Tout était vide. Tout, sauf deux tables. A la première, deux hommes d'armes. Et la deuxième se trouvait un peu plus dans l'ombre, tout au fond de la salle. Isendre osa un pas, puis deux, et il plissa un peu plus les yeux.
Il vit plus précisément la table à laquelle il distinguait les cheveux de jais, la peau de lait. Son cœur s'emballa, il sentit la hâte et l'angoisse poindre en lui comme un million d'aiguilles remontant le long de sa poitrine. C'était elle... Ou, si ce n'était qu'un sosie, ou une illusion, alors il craignait de voir son cœur piétiné par la déception une fois de plus. Mais il aurait reconnu ces cheveux entre mille, ainsi que cette façon de se tenir. Il avança d'un pas, le bois du plancher craquant sous son pied. Ses jambes chancelaient sous la crainte – peut-être le soleil l'avait-il trop brûlé, le rendant fou, lui envoyant des mirages bien trop beaux pour être réels.
— Alyssa, appela-t-il doucement.
Sa voix était gorgée de larmes, étranglée par l'émotion, dévorée par son cœur qui battait trop fort. Mais il savait déjà que c'était elle ; alors il franchit la distance qui les séparait, la découvrant à nouveau, la retrouvant, elle, sa sœur qu'il aimait plus que tout. Il la prit dans ses bras sans lui laisser le temps de parler, sans lui laisser le temps de le reconnaître. Seul importait son contact contre lui, qu'il avait trop longtemps perdu mais que jamais il n'avait oublié.
Seule importait la sœur qu'enfin il avait retrouvé.
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Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)
FantasiLa chute des tigres Iseal a entraîné une crise politique majeure en Nokrov, offrant la couronne aux traîtres de la maison Asinis. Sibille, devenue Reine, dévoile enfin ses plans aux yeux du monde : elle œuvre pour le retour de Mageia, ne réclamant q...