Chapitre 8.2, Les hurlements des loups

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[...]

Eiti ordonna d'un geste du visage aux cavaliers d'avancer. Il avait réuni ses frères les plus fidèles, ceux qui l'avaient sacré chef des années plus tôt. Les mêmes avec lesquels il commettait autrefois meurtres et raps pour des pièces d'or qu'ils avaient soigneusement entassées, gardées comme des lutins sauvegardaient leur trésor et qui leur avaient offert la force militaire qu'ils pouvaient déployer aujourd'hui.

Ses quatre fils faisaient presque tache au milieu des vieux loups de guerre, tous couturés de cicatrices et de surnoms puant l'honneur. Eux n'étaient là que par leurs origines. Eux n'étaient que les bâtards d'Eiti, fils de mères différentes, affichant presque tous la chevelure rousse de leur géniteur. Seul Eolis avait gardé le poil foncé du Nord dont il provenait à moitié. Le même Eolis qu'Eiti ne lâchait pas des yeux. Cette journée serait celle où il devait devenir homme. Et où il menait la chasse.

Les Lames se séparèrent dans les ombres, grimpant à flanc de montagne pour mieux observer le village interdit qui s'était construit en contrebas. Le silence s'était fait, les lumières s'étaient éteintes et la nuit était tombée. Les habitations, de peau de bêtes et de cuir assemblés, ne résisteraient pas à leur arrivée. Ils avaient l'habitude de prendre des murs, de piller des villes. Ce ramassis de bouseux n'était qu'un passe-temps, qu'une lubie du baron.

Ce soir, la terre allait pourtant une nouvelle fois se gorger de sang, car personne ne discutait jamais les ordres du Scriosta Coróin.

— Je la veux vivante. Vous pouvez garder les femmes pour en faire vos catins et les hommes pour en faire vos esclaves, mais elle, je la veux vivante.

Des sourires étirèrent les visages abîmés, des têtes acquiescèrent. Dans les ombres, à peine soulevé par la faible lueur de la lune, Eiti s'approcha d'Eolis, posant une main sur son épaule recouverte de cuir. Pas de plates pour les Lames. Pas de fer. Des armures qu'ils confectionnaient de leurs mains pour aller avec leurs méthodes : dans l'ombre, une dague sur la gorge.

— Je te veux devant. Ce soir, ton épée doit prendre sa couleur. Ce soir, ton cuir doit devenir rouge du seul sang de tes ennemis. Et ce soir, tu choisiras celle qui deviendra ta femme parmi les plus belles des femmes.

Eolis accepta, lippes déformées par la fierté.

Ce furent ses yeux que tous suivaient désormais. Derrière lui qu'ils se mirent en marche. Lui qui égorgea la seule sentinelle qu'ils croisèrent. Et lui, seulement lui, qui beugla l'assaut.

Les autres se réveillèrent dans un fracas d'acier. Les épées s'enfonçaient déjà dans les poitrines que les hommes n'étaient pas encore sortis, déchirant les toiles, arrachant les peaux. Les hurlements se lièrent au chant du fer trop vite. De coups de pieds, les Lames mettaient le feu aux peaux, de leurs mains moites arrachaient les femmes à leur couche. Les enfants pleuraient déjà dans le charivari tonitruant.

— N'oubliez pas de la trouver !

La description de la traîtresse avait été rapide. Chevelure de feu, cicatrice immonde, yeux aussi noirs que le charbon. Si semblable à son frère.

Eiti la recherchait, relevant le visage de toutes celles qui avaient le malheur d'arborer une crinière rousse. Il enjamba des corps, enfonçant sa lame dès qu'elles ne correspondaient pas au signalement. Déjà certaines Lames emportaient une femme derrière eux, déjà les corps se faisaient légion. Un homme se battait, furieux, ses yeux noirs emplis des flammes de la hargne. Il était aux prises avec l'un des fils d'Eiti, le benjamin, le plus peureux, le moins valeureux. Celui qui perdit la vie comme il l'avait volée, sans effort et sans pitié.

Le Baron se dressa devant le guerrier, ses doigts dansant sur la garde de son épée. Il fonça, frappa, tranchant. L'autre parait les coups, difficilement, déjà blessé par les adversaires maintenant corps à ses pieds. Eiti s'amusait de passes compliqués, frappant du plat de la lame sur la main de son adversaire, le faisant hurler de douleur alors qu'il en lâchait son épée.

L'estoc suivant fut mortel, déchirant les chairs plutôt que les tranchants en s'enfonçant dans sa poitrine. L'homme tomba alors que roulaient sur ses lèvres des perles de sang. Un cri déchira l'atmosphère. Une femme s'élança à son chevet, interrompue par un Eolis qui se teinta d'un sourire victorieux. Les deux enfants qui l'accompagnaient furent à leur tour tués, sous les larmes et les supplications de leur mère.

Les mots ne touchaient aucun des hommes présents. Les Lames qui ne s'étaient pas éloignés du combat pour soulever quelques jupons trop fermés comptèrent leurs morts, trop faibles. Le benjamin d'Eiti, un gamin en formation qui jamais n'aurait été un véritable homme d'armes, était mort tel qu'il l'avait voulu. Mais ce n'était pas assez pour faire pleurer les bandits de Seascannes.

Eiti s'approcha de la femme retenue par Eolis, attrapant entre ses doigts gantés son menton. Son visage était banal, juste assez beau pour satisfaire les bourses de son marmot, mais elle ferait un beau trophée de guerre.

— Où est votre chef ? Où est la Louve ?

L'autre accrocha sa face, morgue et rage au plus profond de ses yeux gorgés de larmes. Elle lui cracha au visage, ne recueillant qu'une gifle pour toute réponse. Il la laissa cracher le sang de sa lèvre éclatée avant de l'attraper plus fermement, serrant trop fort.

— Où est-elle ? beugla-t-il.

— Elle est partie chercher de quoi tous vous tuer, répondit la voix chevrotante d'une vieille femme.

Eiti souleva un sourcil interrogateur, sous le rire de ses hommes. L'aïeule aurait dû mourir depuis des lustres, sa peau dévorée par des flammes auxquelles elle n'aurait jamais dû survivre. Une ga'wa. Une sorcière des marécages. Sa petite sœur avait toujours su si bien s'entourer de parias et de maudits.

— Elle reviendra Eiti. Et elle vous enverra dans les flammes des autres mondes. Vous n'aurez droit ni aux Tréfonds ni aux Inis quand elle en aura fini avec vous. Elle les a trouvés et elle reviendra se venger.

— Se venger ? Avec une armée de pouilleux comme vous ? Voyons sorcière, ne sois pas si optimiste. Ma sœur n'a jamais réussi à faire autre chose que du vent lorsqu'elle voulait attaquer. Elle ne sait pas parler, ne sait pas rassembler. Elle n'a pas de titre, pas de rang, pas de nom. Jamais personne ne la suivra.

— Ce ne seront pas des personnes, Eiti. Je sais que tes sorcières l'ont vu. Je sais que tes devins l'ont lu. Tes alliances, tes projets, ta grandeur. Tout retournera aux flammes.

Le baron frémit, une veine à sa tempe battant. Attrapant une branche encore trempée dans le feu, il s'approcha de la sorcière, la morgue aux lèvres, la haine aux yeux.

— Nevenoe ne fera pas le poids grand-mère.

Puis il jeta la branche qui enflamma les fripes de la vieille comme s'il avait s'agit d'une torche. Le feu lécha le tissu, rongea la peau, retrouvant le derme qui lui avait autrefois été interdit. La sorcière ne cria pas, ne supplia pas.

Et Eiti sentit sur ses épaules un frisson de mauvais augure qu'il préféra ignorer avec mépris. Il avait appris à croire aux signes, à écouter les oracles et les gestes de la nature. Il refusait d'y voir le moindre signe concernant sa traîtresse de sœur. La rousse n'était qu'une étincelle qu'une goutte d'eau pourrait éteindre.

— Rentrons. Mon fils a un mariage à célébrer.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant