Prologue, Partie 2

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[...]

 Ils quittèrent rapidement le village, suivant une route commerciale qui leur permettrait d'avancer bien plus vite que les chemins serpentant dans la forêt. À chaque patrouille de cavaliers, à chaque hennissement de cheval, ils baissaient la tête, juste assez pour ne pas paraître suspects. Sous le feu du soleil rouge, les deux hommes ne parvenaient à trouver de l'ombre. Jamais Nao n'aurait cru que les Asinis prendraient aussi vite le contrôle du monde. Il ne les attendait pas si tôt, pas déjà.

La frontière des Ramales se profilait à l'horizon mais les deux comparses perdaient un peu plus espoir à chaque nouveau garde vêtu de rouge. Combien d'alliés avait trouvé la Rouge ? Depuis combien de temps les complots attendaient-ils qu'elle s'empare de la couronne ? Ils avaient trop de partisans, partout. La magie rouge avait conquis les cœurs les plus froids avec une facilité déconcertante. Et les autres étaient déjà morts dans une purge qui changeait pour de bon le paysage du Nord.

Nao n'aurait pas cru que déjà les foules trembleraient. Les portes s'étaient rapidement fermées. Les hommes parlaient d'ailes sombres, de pouvoirs crépusculaires, de sacrifices partout en Nokrov. Les femmes tremblaient en racontant que Talumen était la première ville baignée de sang et que les autres suivraient trop vite – avaient suivi trop vite.

Le renard releva le visage jusqu'à l'horizon. Les montagnes frontière des Ramales se rapprochaient, inexorablement. S'ils continuaient ainsi, ils arriveraient dans quelques jours. Une fois la porte du désert passée, ils pourraient enfin cesser de baisser la tête et de fuir les regards. Car il le savait, ses frères ne ployaient le genou devant personne. Ils n'avaient pas embrassé les Sides. Ne choisiraient pas plus la terrible Mageia. Seuls les esprits paisibles du panthéon d'Oneone, bénissant les sables, les roches et les oasis, avaient su conquérir leur cœur et s'attirer leur amour. Jamais les fils du désert ne se détourneraient des entités de leur terre natale – c'était là sa plus grande certitude.

Pourtant, une ombre le stoppa dans ses espoirs. Kean gardait les yeux fermement fixés sur la cohorte de pendus qui s'exposait sous la lumière carmine, dansant sous un immense chêne. L'arbre lui-même pliait devant le poids de ses nouveaux compagnons. Lui qui, jusqu'ici, ne servait que de carrefour, glaçait aujourd'hui les veines les plus brûlantes. Même les corbeaux n'osaient s'approcher des corps, à moitié brûlés, clairement éventrés. Kean et Nao avaient vomi devant les premiers cadavres, et ne prenaient plus même la peine de s'arrêter maintenant tant ils étaient nombreux. À côté de l'arbre, une petite statue avait été dressée, offrant le visage de Mageia comme une litanie trop répétée. Les yeux de l'idole de pierre les fixaient, les observaient, offrant de ses orbites vides le regard de la Déesse.

Le cœur du renard se pressa dans sa poitrine, comme emprisonné entre les griffes trop joueuses de la Rouge, lui offrant une douleur vive à la poitrine. L'inquiétude grimpa en lui comme les larmes à ses yeux. Ils ne pouvaient avoir agi aussi vite. C'était impossible !

— Nao... Il y a quelque chose qui ne va pas... souffla le compagnon du renard, les yeux posés sur l'horizon.

— Si c'est pour me parler des morts, Kean, oui, y'a un truc qui va pas.

— Y'a pas assez de bruit.

Le silence embrassa ses paroles.

Concentré sur la chaleur étouffante et sur les cadavres qui ne se balançaient plus, Nao n'avait pas entendu la nature se taire. Les grillons s'étaient tu, le chant des oiseaux éteint. Ne restait qu'un calme trop épais.

Les sens en alerte, Nao ordonna à son compagnon de s'éloigner de la route. Au loin les attendait une forêt, dernière avant d'arriver jusqu'aux monts arides des Ramales. Leur objectif, qui semblait soudainement prendre vie alors que s'élevait de la cime des arbres une ombre immense. Puis un cri déchira le silence, éclair zébrant le calme.

Les deux comparses tombèrent à genoux, leurs mains vissées aux oreilles, tentant de se protéger contre le hurlement qui n'en finissait plus. Trop aiguë pour être celui d'une créature habituelle, suintant la douleur et la haine, la peur et l'effroi.

Nao releva les yeux, croisant le regard du dragon qui n'en avait pourtant plus l'apparence. De quatre, ses membres s'étaient faits deux. Ses ailes, immenses, étaient blessées, couvertes de plaie et de trous, couturées de lésions purulentes. Surmontées de crochets effroyables, elles semblaient capables d'engloutir le monde dans les ténèbres. La gueule du monstre s'ouvrit, une nouvelle fois, hurlant son cri terrible. Ses crocs, malgré la distance, semblaient aussi longs que des arbres – et nombreux. Trop nombreux.

Le cœur de Nao explosa dans sa poitrine alors que ses yeux devenaient immenses. Jamais il n'avait vu tel monstre et il avait pourtant parcouru des centaines de miles, découvrant les régions, s'amusant des biomes étrangers, riant des flores et fuyant face aux faunes. Ils s'étaient même rendus, Kean et lui, jusqu'aux Seascannes, et en étaient revenus vivants, affrontant les Épouvantais et les Cervins.

La créature tourna sa gueule gargantuesque dans leur direction et il crut lire dans ses prunelles rougeoyantes un éclat affamé. Un éclat joueur.

Sans même se concerter, les deux hommes détalèrent. Lapins pris au piège du regard draconique, ils essayaient de lui échapper. L'animal s'ébroua, hurla avec stridence une nouvelle fois avant de s'envoler. Ses ailes déchirées fouettèrent l'air dans des claquements secs qui ne firent que bondir encore les cœurs affolés des deux hommes. S'ils avaient moins craint pour leur vie, ils auraient pu remarquer qu'il n'y avait aucune grâce dans l'envol du semblant de dragon. Ce dernier semblait peiner, de ses pattes devenues ailes, à trouver son équilibre. Son corps se tordait sans cesse à chacun de ses battements, il semblait pantin désarticulé dans les cieux rougeoyants, et les feulements que ses crocs laissaient filer n'auguraient rien de bon. Dans son dos, une queue aussi longue et large qu'une route, hérissée de piques, fouettait l'air.

Il fondit d'abord sur Kean, aigle en chasse, ne lui laissant pas le temps de réagir avant de le broyer entre ses crocs immenses. Le sang gicla, maculant ses écailles déjà couvertes de reflets carmins. Il ne prit pas même la peine de dévorer sa proie, s'élançant déjà à la suite de son comparse. Le corps tomba dans un bruit flasque alors que Nao criait.

Et plus il hurlait, plus le souffle du dragon glissait sur sa peau. L'animal piqua, le frôlant sans pourtant l'attraper entre ses griffes immenses. Ses pattes arrière lacérèrent la route, traçant dans les pierres de larges entailles. Nao tenta de slalomer pour lui échapper. Des vibrations suraiguës que provoquaient ses cris, la créature le fit tomber. Il se redressa. Elle montra les dents. Il sortit son arme mais comprit aussitôt qu'il défiait la mort. Que c'était elle qu'il regardait en face. Alors, pour la dernière fois, Nao laissa ses yeux s'écarquiller sur l'horreur qui avait gagné Norkov, tandis que la bête ouvrait la gueule, déversant sur lui une gerbe de feu.

Elle se releva, offrant sa gorge aux rayons brûlants du soleil rouge, semblant ronronner sous le plaisir de la chasse. Son cri s'éleva vers le ciel, prière muette d'un animal qui n'aurait jamais dû vivre. La créature s'ébroua, se gavant de la chaleur extrême qui ne faisait que renforcer l'odeur mortuaire qui baignait le monde. L'astre se reflétait plus fort encore que quelques minutes plus tôt sur ses écailles, nourri par le sang qu'avait fait couler le monstre.

Puis le faux dragon déploya à nouveau ses ailes et s'envola jusqu'aux hautes montagnes des Ramales, son ombre allant valser contre le sable et la roche comme une promesse mortelle.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant