Chapitre 8.1, Les hurlements des loups

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EITI


Jamais les Seascannes n'avaient été si bruyantes. Il y avait de l'agitation dans l'air, bien des hommes dans les villes, tant de sourires sur les visages radieux. Eiti se tenait en hauteur, observant ce peuple qu'il avait sacré sien sans la moindre pitié. Aujourd'hui, ils étaient heureux. Demain, ils pleureraient certainement sur la région trop peu hospitalière qu'ils habitaient, sur les taxes, sur les monstres, sur le manque de nourriture.

Mais aujourd'hui, il avait réussi à les occuper en offrant une fête à l'Ignaerda. Ses fidèles dansaient, roulant entre les quatre éléments qu'ils avaient sacrés divins, qu'ils priaient avec un amour tout particulier, loin de ces idiots adorant des statues de marbres aux visages féminins. Eiti n'avait pas de culte. Mais il devait avouer aimer les voir tous ainsi.

Un cracheur de feu envoya une gerbe d'étincelles à une danseuse du vent qui la fit grandir, l'envoyant voler si haut dans le ciel que seul le sculpteur d'argile parvient à l'arrêter. Des enfants gambadaient entre leurs jambes, d'autres avaient les yeux écarquillés face au spectacle.

Et tout ce petit peuple lui appartenait, corps et âme. Des années de sa vie, des mensonges et des coups dans le dos pour arriver à cette place où il s'était hissé.

Son regard s'arracha à la vision et il ferma les fenêtres, en revenant à la plantureuse créature qui l'attendait, lascivement étendue sur un lit en plume d'oie. Sa nouvelle maîtresse, à la chevelure de jais, en ronronnait presque de le voir revenir à elle. Il ne fit pourtant que regarder la magicienne avant de s'atteler à la table de travail digne du noble qu'il n'était pas. S'il se gaussait d'être surnommé le Baron, d'embrasser mille titres, il gardait avec fierté son prénom sans nom, son identité sans héritage. Il n'était pas noble. Les raps étaient sa seule richesse, les bandits sa seule famille. Il n'avait pas besoin d'arbre généalogique, s'offrant seul mille couronnes tranchées.

Des nobles, il n'avait appris que l'écriture, offerte par un père marchand nourrissant depuis longtemps la terre dont il s'était extrait. Il tremblotait toujours en couchant la plume sur le papier épais, mais il n'avait que faire des tâches et des bavures. Ceux qui avaient l'honneur de le lire en restaient aux frisons qui louvoyaient le long de leur nuque après chaque message.

La cible d'aujourd'hui, plus belle et grandiose que jamais, était un poisson sorti de la mare, marchant sur deux pattes, contrôlant le monde d'une magie divine. Eiti avait beau s'être toujours tenu loin de la Couronne, refusant l'autorité de Kreivis et assassinant ses nobliaux, il désirait aujourd'hui tâter un terrain glissant. La guerre était lancée et les alliés se feraient trop rares pour celle qui embrassait le sang. Eiti, en bon brigand qu'il était, avait des yeux partout, capable d'analyser la moindre pièce qui se déplaçait sur l'immense échiquier qu'avait toujours été Nokrov. Et aujourd'hui, il savait qu'il était temps d'imposer son cavalier parmi les maîtresses.

Le front plissé, la langue coincée entre les dents, il glissa bien du noir sur le parchemin. De piques insidieuses en manque de respect flagrant, il n'oublia rien, allant jusqu'à s'offrir mille titres quand il donnait de la dame à la Carmine. C'est sourire goguenard aux lèvres qu'il offrit sa lettre à un page, lui ordonnant de la remettre entre les mains du maître corbelier pour qu'elle arrive au plus vite à Talumen.

C'est sur ces entre faits qu'il s'éloigna de ses devoirs pour me se concentrer sur d'autres, offerts par des courbes enchanteresses exposées devant ses yeux pour qu'il vienne en cueillir les fruits. Sur un rire, il baisa les lèvres, se goinfra de sa peau claire, s'accrochant à sa poitrine lourde. Elle lui interdit pourtant son intimité d'un regard brûlant, de sa peau rendue bien trop chaude par la magie des flammes qui roulait en son cœur de typhon.

— Ne va pas si vite Eiti. Je veux savoir. Qu'est-ce qui pouvait bien t'arracher à mes bras pour te jeter dans des travaux que tu ne fais jamais seul ? Tu n'avais personne pour écrire cette satanée lettre ?

Un aboiement moqueur s'arracha aux lèvres du baron alors que ses doigts glissaient sur la peau, en effleurant le derme. Ils remontèrent jusqu'à son nez mutin, s'amusèrent de ses pommettes hautes, riant de ses yeux vairons.

— Penses-tu vraiment que je serais encore Baron si je m'ouvrais de chacune de mes actions à chacune de mes maîtresses ?

Le ton était joueur et elle ouvrit une bouche faussement outrée, offrant à ses traits une moue assurée. Elle s'arracha à son contact, roulant avec facilité sur les draps encore humides de leurs ébats. Il tenta de l'attraper, elle lui échappa, trop agile. Derrière le rideau de ses cheveux, seul son œil vert le transperça de sa beauté tout unique.

Sur un rire cristallin, elle se hissa sur le bureau, attrapant entre ses doigts la plume noircie qu'elle fit courir sur sa peau. Il ronronna. Elle minauda.

— Eiti, si tu ne me dis rien, je serai obligée de partir. Je sais que tu ne veux pas que je parte.

— Je ne te dirais rien Aaoda parce que tu es une Ephial et que seuls les fous font confiance aux renards.

— Tu en es pourtant à moitié un. La couleur de ta barbe ment pour toi, je sais parfaitement que sous ce crâne glabre se cachaient des poils aussi roux que mon blason.

Il s'esclaffa, mordant dans sa lèvre inférieure en s'approchant de son petit poisson. Lui volant la plume des doigts, c'est sur sa peau qu'il dessina des lettres et des mots, la faisant rire aux éclats.

Puis il attrapa ses yeux, ses lèvres et enfin, son corps.

* * *

Eiti avait quitté la ville, abandonné la fête. En compagnie de ses Lames et de ses fils, il avait pris la direction qu'un déserteur leur avait indiquée plus tôt dans la journée. Sur les lèvres du Baron flottait un sourire conquérant et dans ses yeux louvoyait déjà le carmin. Juché sur un étalon à la robe écarlate, qui lui avait valu le surnom de Chevaucheur de Sang, il gardait le silence, l'ouïe aux aguets. Car s'il avait réussi à conquérir les hommes, il ne l'avait certainement pas fait des terres. Les Seascannes n'attendaient qu'un mauvais pas pour engloutir dans leurs marécages l'aventurier imprudent.

Le Baron n'était depuis longtemps plus de ces hommes. Il était né dans ce monde inhospitalier, avait fait ses armes contre des épouvantais et des crapauds géants, avait écouté le chant de cocatrix, dansé avec les feux follets et espionné les korrigans. Il n'en restait pas certain pour autant. Les marécages s'amusaient de ceux qui se gaussaient de leur suffisance et les ramenaient toujours à ce qu'ils étaient. Un tas d'os et de chair.

Pourtant, Eiti savait où poser les pieds, où éviter les arbres mortels et les puanteurs appâtant les prédateurs. Il connaissait la géographie des marais sur le bout des doigts, presque mieux que personne s'il n'y avait eu une tâche sur le tableau parfait qu'il dessinait chaque jour.

Celle que ses Lames n'avaient jamais attrapée.

Celle qui se jouait d'eux avec une meute de bannis, voleurs pour les nobles et truands pour les bandits.

Sa propre petite sœur, qu'il tenait aujourd'hui entre ses griffes.  

[...]

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant