Chapitre 16.2, L'ordre du Sud

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Les bras verrouillés dans son dos, les mains jointes, Tahir avançait d'un pas vif. Son visage était tiré par l'envergure des événements. Le couronnement de la Reine aurait bientôt lieu, et il était temps pour lui de rallier un maximum de nobles à sa cause – ce soir-là, après de longs discours, un grand festin aurait lieu. Et au lendemain, ceux qui partiraient vers la capitale, ceux-ci même avec lesquels il aurait festoyé la veille, deviendraient ses ennemis.
Il quitta le fort pour rejoindre l'oasis autour de laquelle était arrangé le fief ; des tentes se trouvaient là, par dizaines, portant chacune les couleurs d'une maisonnée. Il aperçut le cerf blanc des Ayl, de fiers guerriers du nord des Ramales, ou encore le bouclier d'or des Difae, de véritables brutes venues du nord. Les Sawt, de beaux parleurs plus que de grands soldats, étaient présents – en témoignait le cor argenté qui flottait sur fond bleu.

Il traversa tout le camp d'un pas décidé, tête haute, accompagné d'un homme portant un étendard – un aigle d'or sur fond rouge, aux ailes déployées. C'était là son blason personnel, celui que les Asinis avaient promis d'adopter alors qu'on les arrachait à leur culte ; mais il n'avait été pour eux qu'un blason officiel, de ceux que l'on apprenait aux enfants et que l'on dessinait dans les livres d'histoire. Dans la sphère privée, ils ne s'étaient jamais départis du visage sanglant masqué d'un croissant de lune – ils n'avaient jamais abandonné la face interdite des Sides.
Les regards se tournèrent, surpris, vers lui tandis qu'il passait. Plusieurs chuchotements s'élevèrent dans la foule qui se massait désormais hors des tentes ; il les ignora, rejoignant simplement Vrekim et Qeder, qui l'attendaient patiemment au centre du campement. Lorsqu'il se trouva à leurs côtés, le seigneur d'Aurovao ouvrit les bras pour que tous le regardent.

— Seigneurs des Ramales, je vous ai fait venir afin de vous joindre à ma cause – à une cause juste, celle de notre liberté et de notre intégrité. Je vous présente tout d'abord Tahir Asinis, le fils perdu, le disparu, l'effacé de la lignée des Carmines.

Des exclamations retentirent dans l'assistance et Vrekim, ouvrant un peu plus les bras et posant un regard sévère sur la masse humaine, les fit taire aussitôt. Tahir s'avança quelque peu, son regard froid allant d'un visage à l'autre.

— Messeigneurs, certains d'entre vous ont déjà pu me rencontrer ici même, à Aurovao, en tant que Natia, époux de Luliwa Amal. Sachez que mon cœur appartient aux Ramales, que cela fait seize ans que je vis ici, et que mes fils portent en eux le sang et les valeurs de ces terres. Toutefois, mon sang appartient aux Carmines – et j'appartiens malgré moi à la lignée maudite des Asinis. Mais je ne suis pas comme eux. C'est moi qui vous ai appelés à vous soulever contre la Reine Sibille, cette usurpatrice qui a cru pouvoir marcher sur chacun de nous, nous mettre à tous laisse et muselière. Mais je vous connais, hommes libres des Ramales, fils d'Oneone, et je sais que vous n'êtes pas les vulgaires chiens de garde d'une Reine étrange.

A nouveau, des cris fusèrent – plus enjoués, cette fois-ci. Tahir était un homme dur et, pourtant, il savait caresser dans le sens du poil ceux qu'il souhaitait avoir de son côté. Il reçut de la part de Vrekim un regard à la fois entendu et amusé – celui-ci savait bien que le visage que montrait l'aigle des Carmines n'était qu'un vulgaire masque et, qu'au fond, il était plus un chef de guerre qu'un homme politique. Mais la prestance de Tahir, son charisme et sa sévérité naturelle l'aidaient lorsqu'il s'agissait d'intrigues.

— Je ne saurais vous ordonner de me suivre dans la rébellion dans laquelle je vais me jeter – et je m'y jetterai seul si vous ne souhaitez pas vous ranger derrière moi. Mais je tenais seulement à vous rappeler que ce qui fait de vous – de nous – des fils des sables d'Oneone, c'est notre liberté et notre pensée propre. Nous ne suivons pas bêtement le berger car nous ne sommes pas de vulgaires moutons – et par le passé, n'oubliez pas que nous avons été des loups. Pourquoi ne pas revenir aux origines et renvoyer cette Reine maudite dans le monde sanglant dont elle rêve tant ?

Un premier hurlement, enjoué, fier, suintant l'orgueil, résonna à ses oreilles. Puis d'autres suivirent. Et très vite, des oriflammes, des poings, des armes se levèrent par centaines dans un rugissement commun de la foule à ses pieds. L'aigle leva fièrement la tête, observant tous ces hommes qui l'avaient entendu, qui avaient bu ses belles paroles avec trop de facilité. Manipuler une foule était un exercice bien trop simple – il suffisait d'un seul homme crédule pour qu'une centaine le voient comme un dieu.

— Combattrez-vous pour les Ramales ? Combattrez-vous pour les sables, les dunes, les oasis, pour Oneone ? Combattrez-vous pour vos fils, vos frères, ceux que la Reine Sanglante souhaiterait sacrifier au profit de sa maudite déesse ?

Ils scandèrent son nom, puis celui de Vrekim, et très vite la foule fut leur – très vite, elle se trouva entre leurs mains d'hommes puissants – de ces hommes sachant parler, tout simplement. Après un autre discours, plus calme mais tout aussi poignant, de Vrekim, tous se dirigèrent vers les grandes tables qu'avaient montées des serviteurs. Un grand festin eut lieu, jusqu'à ce que la nuit éteigne le monde, le baignant de la lueur sanglante de Mageia qui, chaque jour un peu plus, gagnait le ciel de Nokrov.

Au matin, Tahir et Vrekim revinrent auprès du camp, montés sur des chevaux et portant toujours les étendards de l'aigle royal et du sma – un serpent des Ramales au venin mortel, blason qui faisait la fierté du chef de la maison Amal. Ils observèrent ceux qui levaient le camp pour repartir en direction de la capitale, tandis que leurs sympathisants restaient, préparant des missives pour ordonner à leurs proches de lever leurs armées pour que celles-ci les rejoignent.

L'aigle observa le vieux serpent, qui fixait d'un œil mystérieux leurs alliés et futurs ennemis. Tous deux savaient où cela les mènerait. Qeder les rejoignit bientôt, monté également sur un cheval et armé, comme l'avait demandé son père. Puis il fut temps – leurs ennemis partirent d'un pas tranquille.

— Hommes libres des Ramales, tonna Tahir en faisant avancer son cheval d'un pas.

Les sympathisants se mirent aussitôt en selle et se réunirent en lignes. Aux côtés de son père, Qeder sembla soudain perdu – il lui lança un regard effaré.

— Tuez vos ennemis !, hurla l'aigle.

La petite armée se rua auprès de ceux qui leur tournaient le dos. Vrekim et Qeder étaient restés sur le côté – le premier était trop âgé pour participer à une offensive, tandis que le second avait empêché son cheval de partir avec les autres, se refusant à cela. Ils assistèrent alors au massacre de ceux qui furent leurs frères – pris par derrière, surpris par le manque d'honnêteté de ceux qui se disaient être des leurs, ceux qui souhaitaient rejoindre la Rouge furent tout bonnement écrasés. Et à peine dix minutes plus tard, Tahir revint, suivi de ses nouveaux alliés, s'arrêtant face à son fils aîné pour lui lancer un regard inquisiteur.

— Pourquoi n'as-tu pas participé, Qeder ?
— Ce n'était pas honnête, père, souffla le jeune homme.

Tahir arqua un sourcil, et laissa échapper un soupir indiquant l'étendue de sa déception. Il regarda son fils d'un œil mauvais.

— La guerre, mon fils, c'est la guerre. Il n'est plus ni justice, ni honnêteté – et il faudra que tu t'y habitues.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant