Chapitre 6.2, Des souffles brûlants

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[...]

 Alors qu'ils n'étaient que des enfants, il courait déjà derrière le pouvoir. Elle le revoyait, suivant leur père, portant les lourds tissus qu'il revendait sur les marchés. Elle était en retrait, petite flammèche trop calme au regard timide. Eiti se goinfrait des autres, s'amusait à leur vendre de son visage enfantin des merveilles à des prix bien plus chers que ceux de son père. Il encaissait la différence, sans jamais comprendre que Nevenoe voyait tout. Car elle était observatrice, bien plus que tous les membres de sa famille. Dans leur village, elle connaissait chaque détail des pierres, chaque lézardement de la route. Les dédales entre les maisons lui étaient comme autant de trésors qu'elle n'oubliait pas. Le petit chemin juste à côté de celle du Cadell, le forgeron, était son repère de silence. Là où elle fuyait son frère. Là où elle oubliait sa famille.

Alors qu'ils n'étaient que des adolescents, il s'entourait de pouvoir. A travers ces hommes influents qui ne rêvaient que de massacre, il devenait chef d'un groupuscule terrifiant. Et, alors qu'elle lui hurlait d'arrêter, Nevenoe se souvenait de ce sourire macabre qu'il lui avait offert pour toute réponse. De ses ordres, de sa trahison. De la douleur, brutale, à son visage, marquant pour l'éternité le poids de leur lien.

Aujourd'hui, rien ne pouvait l'effrayer plus qu'il l'avait fait. Alors, drapée de toute sa fierté, elle se dressait devant les dragons. Les yeux de la rousse brillaient, son cœur hurlait.

— Avez-vous pris votre décision ? les interrogea-t-elle d'une voix forte.

Oui.

Les yeux de la chasseuse s'écarquillèrent, emplis de questions qu'elle n'osait prononcer. Ils les lisaient avec facilité dans son esprit, témoins de peu d'autres interrogations depuis son arrivée.

Le dragon rouge avança, si proche que sa chaleur en devenait désagréable. Nevenoe ne bougea pourtant pas. Elle resta droite, même alors que Dubh reculait. Même alors qu'un léger cri s'échappait de la gueule du petit reptile. Même lorsque la rouge dévoila ses dents immenses. Ils auraient pu la tuer depuis si longtemps que la chasseuse ne frémissait plus. Même si elle avait tourné les talons, ils étaient plus rapides. Bien plus dangereux que les misérables mortels.

Nous t'accompagnerons, Nevenoe des Seascannes. Nous vaincrons ce Baron que tu dis si dangereux et fondrons ensuite sur la capitale des Hommes. Nous ne pourrons cependant pas vaincre seuls les Sangéravs ni même l'Élue de la Rouge.

— La Meute sera à vous.

Elle releva un peu plus la tête, enfonçant son regard dans celui du dragon qui la surplombait de toute sa hauteur. Dans ses iris verticaux, elle voyait des filaments de colère et de ce feu qui n'attendait qu'un instant pour tout détruire.

— Débarrassées du Baron et de ses horreurs, les Seascannes vous suivront contre les fidèles de Mageia. Ils ont toujours été un peuple libre. N'accepteront pas un autre maître.

Elle est puissante, petite humaine. Les Hommes auront peur. Ils n'ont jamais été fidèles.

— Vous ne connaissez pas les Seascannes. Mon peuple n'est pas comme celui des villes. Le pouvoir n'est rien pour eux. Ils veulent seulement l'assurance d'être libre. D'obéir à celui qu'ils auront choisi.

Le silence lui répondit et, immédiatement, les traits de la chasseuse se tirèrent. Elle savait ses mots souvent trop brutaux, sa langue bien trop pendue. Le poids qui reposait sur ses épaules était trop lourd. Cette fois, elle vacillait.

Dubh s'approcha de sa main. L'aidant à retrouver sa fierté, à ne pas flancher. La Meute comptait sur eux. Et, à la vue du soleil écarlate brillant dans leur dos, Nevenoe savait que le destin des Seascannes n'était plus le seul en jeu. Le ciel de Nokrov saignait et le cœur de ses habitants devait brûler du même rubis écarlate.

Soit. Mais au moindre geste, sache que les dragons sont rapides, et efficaces pour tuer des mortels. Et que tu serviras d'exemple si une trahison venait à avoir lieu.

Elle accepta, penchant la tête en fermant les yeux.

Lorsqu'elle les rouvrit, une dragonne bleue lui tendait déjà les griffes pour qu'elle y trouve refuge. Le trajet ne serait pas des plus confortables mais elle ne pouvait sciemment pas les chevaucher. Leur peau était bien trop chaude et, dans les courants, elle craignait de tomber, elle dont le derme ne supportait que très mal l'air.

Elle s'installa entre les serres du reptile. Nevenoe se sentait prisonnière, plus encore lorsqu'elles se refermèrent autour d'elle. Dubh bondit au dernier instant dans les bras de la chasseuse, trouvant refuge contre son sein. Accrochée, la boule au ventre, à la surface trop dure, elle poussa un soupir, un seul. Avant de déjà sentir le sol se dérober et les ailes du dragon se déployer. Un cri lui échappa. Le vertige la saisit, monstre insidieux grimpant dans son estomac. Elle ne devait pas regarder en bas. Avoir peur ne servirait de toute manière à rien.

Les Seascannes les attendaient.

Et une guerre ne se menait pas dans la terreur.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant