Chapitre 43.1, Les ordres de guerre

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TAHIR

Après une énième discussion avec le seigneur des lieux, leur décision avait été prise. Ils ne travaillaient qu'ensemble, comme ils le faisaient depuis des années. Réfléchissaient à deux. Le vieil aigle regardait la porte close comme s'il redoutait qu'elle ne s'ouvre, déversant au cœur de la paix d'Aurovao les horreurs de la guerre. Comme s'il craignait que, sans fracas d'armes ni effusion de sang, sa nièce apparaisse dans son encadrure. Sourire victorieux. Regard trop fier.

— Que l'on convoque le conseil, ordonna-t-il soudain.

Vrekim coula vers lui un regard inquiet et étouffa une toux dans sa main. Le temps était enfin venu de réunir chaque âme présente au fort d'Aurovao, d'annoncer les décisions prises quant à la suite. De mettre les armées en rang, puis en marche. De quitter l'accalmie de ces terres pour plonger vers la guerre. Tahir soupira, agacé par le temps qu'il avait fallu afin que ses invités deviennent ses alliés. Les deux Élus étaient instables, féroces à leur manière – Synsivik était un idiot prétentieux, Alyssa une petite peste moralisatrice. Tous deux étaient aveuglés par leurs pouvoirs. Par le sang bleu qui roulait dans leurs veines et les dons que leur avaient conféré les Sides.
Il se méfiait aussi d'Isendre, bâtard parricide qui n'avait, semble-t-il, pas offert la vérité à sa demi-sœur ; de Karona, cette Reine qui ne rêvait qu'à soutenir son fils et reprendre son trône ; et même Hvitur, que ses nouveaux titres rendaient dangereux.

Chacun menait seul sa barque, et leur armada était désorganisée. Il était temps d'y remédier. D'emprisonner chacun d'eux dans sa main de fer, de les faire rentrer dans le rang. Qu'ils comprennent qui les dirige. Et pourquoi.

La porte s'ouvrit d'abord sur Karona et Hvitur – le vatner avait posé sur la Reine un regard protecteur, remplaçant Modig en tant que chien de garde personnel de la tigresse. Pour autant, le garde royal était présent aussi, la main déjà portée au fourreau de son épée. Peu après d'eux arriva Qeder, l'œil sombre, comme à son habitude. Son propre fils l'inquiétait – l'aigle déchu ignorait à qui allait réellement son allégeance, lui qui semblait s'être rapproché de la fille de la nuit, préférant sa compagnie à celle de sa propre famille. Qeder n'était pas un Asinis.
Il était un Amal.

Arrivèrent finalement, suivant son fils, les deux Élus. Ils franchirent la porte, trop fiers. Tahir les invita à s'installer d'un geste. Ils s'assirent dans le grincement des chaises, en demi-cercle face au bureau. Derrière celui-ci, Vrekim et Tahir échangèrent un regard entendu. Le vieillard se redressa, prenant la parole en premier pour ouvrir la discussion la plus importante qui soit.

Il était temps de faire taire le règne de sang de la Rouge.

— Nous vous avons appelés ici afin d'enfin décider de ce qui serait fait dans les guerres à venir. Vous aurez chacun un rôle à jouer dans celles-ci. Un grand rôle.

Les yeux de Siasa se posèrent sur les deux Élus qu'ils tenaient. Il sentait bien la haine qu'elle éprouvait à son égard, se méfiant bien trop de lui alors même qu'il assurait sa protection du mieux qu'il pouvait – Tahir lui aurait fait couper la langue si Vrekim n'avait pas été là. Le seigneur déchu des Carmines reprit, son ton bien plus dur, moins conciliant et diplomate que l'aïeul.

— Nous avons pris la décision de marcher sur Talen. Si nous prenons Port-Mauer, Sibille sera affaiblie. Nous lui couperons les vivres, et elle perdra certains de ses meilleurs guerriers.

Le seigneur Amal reprit, après un léger toussotement.
— Mes informateurs à l'Est m'ont appris qu'Alessandre et Sibille s'étaient unis, et qu'il portait désormais une couronne. Il s'apprête à marcher vers Talen pour pacifier les terres, les joindre à leur cause.

Le regard de Vrekim se teinta de peine à ces mots tandis qu'il osait un regard vers la griffonne. Tahir lui lança une œillade sombre, craignant que la jeune femme s'oppose à eux s'ils piquaient vers son frère. Siasa se contenta d'un plissement de lèvres, lui rappelant d'un regard qu'il était le seigneur ici. Qu'ils se trouvaient en son fort. Obéissaient à ses lois. Et que Tahir lui devait tout. Celui-ci grimaça, reposant son regard d'aigle sur les personnes présentes.

Alessandre était un danger dans son acte. Risquant d'alerter Talen, de les entraîner dans une guerre à laquelle ils se joindraient sans réfléchir. La nouvelle Dame de Port-Mauer était sa mère. Une femme qui aurait tout offert à son fils. Les rebelles venus de l'Ouest n'auraient pas la force d'affronter les talenniens. N'avaient d'autre choix que de se débarrasser d'eux par des méthodes sournoises.

— Nous pensons que nous devrions séparer l'armée en deux afin d'encercler Talen. Hvitur, vous prendrez la mer et emmènerez avec les vous les Élus ainsi que Karona. C'est en mer que Sibille a le moins de force de frappe – ils seront plus en sécurité avec vous. Vrekim, Qeder et moi dirigerons les troupes des Ramales par la terre.

Son regard fourbe passa sur chaque visage, inquisiteur, plein de rage et d'impatience. Ses lèvres se plissèrent alors et Tahir reprit de son ton acide.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? Le temps presse, et nous devrons partir dans les prochains jours – avant que Sibille n'ait le temps de réorganiser ses armées, et avant qu'Alessandre n'ait atteint Port-Mauer. Nos ennemis ne s'attendent pas à nous voir arriver si vite. Nous les prendrons par surprise et ils ne pourront rien faire.
— Par la mer, je pourrai fournir une aide supplémentaire. Je suis désolée Hvitur...

Les yeux se levèrent tous vers Alyssa, alertés par sa voix gorgée d'émotion. Si le vatner paraissait soucieux, Tahir plissa les yeux avec méfiance. La fille de Talen reprit.

— Un zuhyre nous suivra et protégera nos bateaux.
— Tu as tué ma famille, souffla Hvitur.

Sa respiration se saccada, se fit sifflante, tandis que la colère grimpait en lui. Il se leva et hurla :

— Tu as tué ma famille !

L'aigle des Carmines observa les gestes si doux de Karona, dont les mains accrochèrent le bras du vatner, l'attirant vers lui pour lui murmurer quelque chose. Qeder et Isendre se levèrent aussitôt, le sentant menaçant, la main déjà portée au pommeau de leur épée. Ils affrontaient, sans crainte, la rage du Seigneur des Eaux. La Reine déchue murmura encore quelque chose à l'oreille de celui-ci, le faisant se rasseoir avec douceur.
Observant leur manège, Tahir sentit la méfiance couler dans son esprit. Ils étaient tous deux dangereux. Trop dangereux pour se rapprocher de la sorte. Il regarda alors sévèrement son fils et le bâtard de Talen, dont les veines des mains ressortaient dangereusement, signe de l'adrénaline qui courait en eux. Si l'agitation avait gagné la pièce, seul Synsivik était resté calme. Sagement assis, il n'en était pas plus appréciable – ses yeux vides d'émotions les fixait, sa face seulement habitée par une ambition terrifiante. Dès lors qu'il avait appris quel était son sang, le fils des tigres s'était mis en tête que le royaume était sien – que le trône et la couronne lui revenaient. Lux semblait s'être éclipsée en son esprit pour ne plus être qu'un prétexte, tandis que lui ne courait plus qu'après la royauté.

— Taisez-vous et rasseyez-vous !, tonna Tahir. Ce n'est pas une armée divisée qui gagnera la guerre.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant