Chapitre 5.1, L'amertume des hommes

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TAHIR


 Assis à son bureau, le regard sombre, Tahir se perdait parmi les nombreux parchemins qui s'y empilaient. Depuis trois jours déjà, une rage sourde tonnait en lui – son fils aîné était revenu, en vie et bien portant, mais avec de mauvaises nouvelles. Il avait assisté à l'une des cérémonies de la Rouge, il avait vu sa cousine qui avait réuni des fidèles de tous horizons pour les mener au combat contre les autres Sides ; puis il avait été emprisonné, affamé, torturé. Et c'était accompagné d'une servante qui lui était dévouée qu'il était revenu, sain et sauf malgré tout.

Malgré l'horreur qui se profilait.

Puis à peine arrivé, Qeder était reparti, accompagné d'hommes d'armes de leur maisonnée, pour arrêter deux étrangers qui avaient franchi la frontière. Et plutôt que de les chasser, de les tuer ou simplement de les laisser mourir, il les avait ramenés. La Reine. La Reine Karona était parvenue à échapper au massacre du palais royal. Et accompagnée d'un seul homme, elle était parvenue jusqu'à eux.

Trop faible à son arrivée, Tahir lui avait laissé deux jours de repos pour qu'elle reprenne du poil de la bête. Le seigneur légitime des Carmines avait demandé des explications à son fils, le mettant face à ses erreurs : la présence de la Reine légitime chez eux les exposait à un grand danger. La Carmine ne devait pas les trouver, elle ne devait même pas connaître leur existence.

Mais puisque Sadiq était certainement entre leurs mains, certainement identifié comme étant l'ami de Qeder Asinis, ils étaient découverts. Et bientôt, les Ramales ne seraient plus un lieu sûr pour eux, et ils devaient réfléchir à la suite des événements. Mais avant toute chose, Tahir devait poursuivre sa recherche d'alliés, et discuter avec Karona, découvrir ce qu'elle souhaitait. Il l'avait faite convoquer dans son bureau, ainsi que Vrekim, Qeder et Hvitur.

La porte s'ouvrit et se referma derrière le seigneur de la maison Amal et le vatner, qui vinrent s'asseoir à ses côtés. Puis, seulement quelques minutes plus tard, la Reine fit son entrée, accompagnée de Qeder et de son chien de garde, Modig de son nom. D'un geste de la tête, Tahir lui indiqua de s'asseoir, ce qu'elle fit sans un mot.

Un long silence s'installa, seulement percé du soupir agacé du seigneur déchu. Il regarda franchement la Reine, avec lequel il semblait avoir bien des choses en commun. Tous deux avaient perdu ce qui leur revenait de droit – mais si lui le savait, elle le croyait encore Natia.

— Karona, commença-t-il.

— Votre Majesté, le corrigea-t-elle.

Tahir arqua un sourcil, sa mine sévère se fit plus grave encore et il répondit d'un ton froid.

— Où est votre trône ? Et votre couronne ? Qui porte vos titres ? Je peux difficilement continuer à vous appeler Votre Majesté, désormais.

— Parlez autrement à votre Reine, tonna Modig.

— Elle n'est pas ma Reine.

— Et qui est-elle ?, demanda Karona.

Un sourire amer ourla les lèvres de Tahir, exprimant toute la rancœur qu'il éprouvait à l'égard des Iseal. Il ne pouvait en exprimer ouvertement la raison, puisqu'elle reposait avant tout sur l'absence de justice rendue pour le meurtre des Asinis. Trois d'entre eux moururent cette nuit-là, et jamais la Couronne ne vint s'inquiéter des raisons de ces subites disparitions.

— Je n'ai pas de Reine. Ni même de Roi. Les Ramales ont trop longtemps été ignorées par la Couronne pour que je lui sois fidèle.

Karona haussa les sourcils, un sourire mièvre coulant sur ses lèvres. Tahir avait entendu bien des choses concernant la Reine, son intelligence et sa force de caractère. Son visage resta sévère, et pourtant, il avait la sensation d'avoir enfin trouvé un adversaire à sa taille.

— Vous ne venez pourtant pas des Ramales, je me trompe ?

— Peu importe d'où je viens, mon cœur appartient à ces terres.

— D'où venez-vous, Natia ?

— Là n'est pas la question, trancha-t-il.

Au regard de Karona, luisant d'orgueil et défiant sans crainte aucune le seigneur, celui-ci commença à bouillonner de l'intérieur. Il n'aimait pas qu'on le contredise, encore moins que l'on joue ainsi avec ses nerfs. Mais l'épouse du tigre le fixait maintenant, dans le blanc des yeux, visiblement intriguée par leur couleur. Tahir affronta son regard, espérant toutefois qu'elle ne fasse de raccourcis qui lui permettraient de découvrir la vérité à son propos – il avait les yeux des Asinis, comme Sibille. Vrekim, saisissant certainement la tension palpable en la pièce, prit la parole, agissant en médiateur entre la Reine et le seigneur déchus.

— Votre Majesté, comprenez que votre présence ici nous met dans une posture délicate.

— Je le comprends, mais je n'ai nulle part où aller. Par leur neutralité politique, les Ramales m'ont semblé être la meilleure terre d'accueil afin de me préparer à recouvrer mon trône et ma couronne.

Elle n'avait quitté Tahir des yeux que quelques instants mais, à peine sa phrase terminée, elle avait replongé son regard en le sien. Le seigneur caché vit les pupilles de la Reine se dilater sous l'angoisse qui montait en elle. Elle comprenait trop vite, bien trop vite. Sans jamais avoir vu sa nièce, Tahir savait combien celle-ci lui ressemblait.

— D'où venez-vous ?, demanda à nouveau la Reine.

Sa voix était percée d'angoisse. Aux côtés de son père, Qeder sembla s'agiter – lui aussi avait compris. Tous avaient compris – seul Hvitur, qui ne savait trop rien des Asinis en dehors de leur foi déviante, semblait perdu. Le silence s'installa – nul n'osa le briser.

— Répondez à la Reine, ordonna Modig.

Tahir ne broncha pas. Ses yeux de glace affrontèrent encore et encore ceux, terrifiés, de la Reine. Celle-ci comprit aussitôt ; ce silence était bien plus parlant que des mots. Elle fit reculer sa chaise dans un grincement sonore, se levant précipitamment. Alors qu'elle se précipitait vers la porte, Qeder contourna le bureau pour l'en empêcher. Modig tira aussitôt son épée, menaçant le fils des sables. Et, sortant de son mutisme, Tahir tonna.

— Cessez !

Qeder avait également tiré son épée, Modig et lui se regardant en chiens de faïence. Tahir ordonna à son fils de ranger sa lame, ce qu'il fit docilement. Le protecteur de Karona, lui, serra un peu plus ses doigts sur le pommeau de son épée.

— Rasseyez-vous et discutons, gronda Tahir.

Karona le regarda, les sourcils froncés et la mine grave.

— Vous êtes, pour sûr, un Asinis.

— Comment l'avez-vous deviné ?, laissa échapper Hvitur.

— Les yeux. Il a les mêmes yeux que Sibille.

Tahir soupira.

— Je suis bel et bien un Asinis. Mais je ne suis pas pour autant un fanatique.

— Qui êtes-vous ?, demanda la Reine.

— Tahir Asinis, seigneur légitime des Carmines. Je suis le frère aîné d'Anemos et l'oncle de Sibille.

— Et Qeder...

— Qeder est mon fils, je l'ai envoyé comme espion à la cour pour m'assurer des agissements de mon frère. Je souhaite reprendre ce qui me revient de droit.

Karona fit signe à Modig de ranger son arme, et accepta de se rasseoir face à Tahir. Il se rassit à son tour, et tous en firent de même. Le calme était revenu dans la pièce, ainsi que le silence. Le seigneur légitime des Carmines n'avait pas souhaité laisser tomber le masque, mais il s'était retrouvé confronté à l'intelligence et l'étonnante perspicacité de Karona. Elle savait, comme toute personne extrêmement cultivée, que les yeux de glace ne se trouvaient presque que dans les Carmines – et que, même là-bas, ils se faisaient rares.

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Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant