Chapitre 3.2, Les mots d'Oneone

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Une odeur ramena le jeune homme à lui. Ou était-ce une sensation ? Ses yeux s'entrouvrirent difficilement, ses paupières collées rendant son geste douloureux. Puis il vit enfin le bleu de l'eau, l'oasis auprès de laquelle les cavaliers l'avaient emmené. Se redressant lentement, Qeder remarqua qu'on l'avait posé à même la pierre fraîche. Il regarda autour de lui, reconnaissant bien vite les contours du cloître d'Aurovao et sa palmeraie qui dispersait un mince effluve.
La vie. L'endroit sentait la vie.

Son souffle s'apaisa alors qu'il fouillait les alentours de ses yeux noirs. Puis, réalisant que Sionna n'était pas là, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il se releva brusquement avant que deux mains ne pressent ses épaules, l'enjoignant à s'asseoir. Son regard remonta le long de la plantureuse poitrine qui lui faisait face, venant ensuite caresser les traits délicats. Une femme simple, que jamais il n'avait vu, dont la peau était aussi sombre que les yeux. Une femme du sud des Ramales, pour sûr – mais que faisait-elle ici ?

— Si vous sentez que vous pouvez vous lever, vous devez le faire lentement.

Qeder la regarda fixement, ses yeux fouillant ce visage inconnu, cherchant à comprendre pourquoi une inconnue avait pu entrer à Aurovao, pourquoi son père avait permis cela.

— Vous comprenez ? demanda-t-elle avec douceur.

Elle avait l'accent chantant et le sourire dans la voix, sans doute aurait-elle plu à Sadiq. Songeant à cela, le fils des sables retint un haut-le-cœur. Son frère. Son cher frère – qu'était-il advenu de lui ? Pourtant, chassant ces pensées, il hocha lentement la tête. Il voulut parler, demander à voir son paternel, ou bien Vrekim – mais les mots devinrent grognements entre ses lèvres, sa langue empâtée par la soif, ses lippes fissurées par la chaleur.

La femme prit une outre et, mettant légèrement la tête de Qeder en arrière, elle l'abreuva doucement. Il ferma les yeux. L'eau descendit dans sa gorge comme une bénédiction divine, une caresse d'Oneone contre sa peau abîmée. Lorsqu'il eut assez bu, l'inconnue éloigna la gourde et l'aida à se lever, époussetant alors la chemise du jeune homme du bout des doigts.
Il la regarda faire, l'œil intrigué et plein de curiosité, la bouche pleine de questions.

— Vous vous sentez mieux ?

Il hocha la tête, toussota, et délia sa langue dans une voix rauque qui ne lui ressemblait que trop peu.

— On ne se connaît pas, dit-il. Qui es-tu ? Je ne t'ai jamais vue par ici.
— Kalilah, messire. Je suis une Iidhan, je suis venue de Jayid Shati afin de prêcher la parole sainte de notre bon dieu, Oneone.

Qeder la regarda franchement, hochant la tête. Elle lui indiqua de le suivre et il obéit. Tandis qu'ils avançaient, entrant dans le fort, il détailla les perles d'ambre à son cou, seul indicateur de sa noblesse. Levant les yeux vers elle, il reprit.

— Tu n'es pas une simple roturière, n'est-ce pas ?

Elle reçut la question avec un sourire léger qui ourla ses lèvres pleines.

— En effet. Je suis née Kalilah Sakhra, de la ville de Sahil.
— Et tu as été envoyée ici à cause de ce qui est arrivé à Talumen...

Le regard de la prêtresse se voila d'ombre, elle parut peinée en offrant un maigre sourire à Qeder. Il avait touché juste, elle n'eut pas à lui répondre. Il enchaîna alors, couvrant le claquement de leurs pas contre les dalles de sa voix :

— Je suis arrivé ici avec une jeune fille. Elle est rousse, ça te dit quelque chose ?
— Elle n'est pas passée inaperçue, remarqua-t-elle, un étrange rictus aux lèvres.

Le fils des sables fronça légèrement les sourcils, la crainte de son père lui revenant soudain. Et s'il l'avait considérée comme un témoin gênant ? S'il avait mis la main sur elle...

— Ton amie va bien, le rassura Kalilah. Elle doit déjà être en entretien avec Natia. Il a demandé à vous voir tous les deux dès que vous seriez remis sur pieds. Voilà chose faite.

Le temps qu'elle prononce ces mots, tous deux étaient déjà arrivés devant la porte du bureau du père de Qeder. Celui-ci la remercia d'un sourire avant de toquer puis d'entrer.
Les yeux de glace se levèrent aussitôt sur lui. Le givre s'infiltra dans ses veines. Tahir se leva aussitôt, s'approchant de lui avant de crocheter son épaule de sa main.

— J'ai cru que tu étais mort à Talumen.
— Je suis bien en vie, Père. Et je reviens avec les informations demandées.

Le visage de Tahir se fendit d'inquiétude, se tendit sous la peur. Une crainte dont il ne se cachait plus, lui qui avait vu, dix-huit ans plus tôt, sa famille s'entre-tuer pour une histoire d'Élu des dieux. L'implacable aigle d'Aurovao avait ses craintes – car en lui se cachait toujours l'homme qui avait vu son frère et son père mourir – le natif des Carmines qui avait tout perdu.

— Je me suis infiltré dans une de leurs réunions. Je n'étais pas le seul à fouiner – il y avait aussi Ser Conneden, le chevalier royal. Mais ils savaient qu'on était là. La Carmine l'a vu... Ils ont fendu la gorge de la princesse. Exhibé son cadavre. Je l'ai vu pendant qu'on nous emmenait au fond des cryptes... Pendant que Sibille annonçait le début de son règne. Et ensuite... Que du noir.

Il regarda par-dessus l'épaule de Tahir, capta le regard de Sionna, qui avait sagement attendu son retour, assise auprès de Vrekim. Il souffla doucement.

— Sionna m'a sauvé. Si elle n'était pas venue me chercher dans les cryptes... Si elle ne m'avait pas libéré...

Les mots se bloquèrent dans sa gorge nouée. Son imagination fit le reste et il se sentit frémir. Il était une cible pour Sibille, elle qui était sa cousine, elle qui ne souhaitait que la mort de Tahir et de sa progéniture. Il ferma les yeux, tentant de s'arracher aux souvenirs de la nuit de sang.

— Et ton ami, ce garçon aux yeux gris..., commença Vrekim.
— Sadiq, murmura Sionna.

Qeder déglutit douloureusement, réprima son envie de vomir d'une profonde inspiration. Puis il regarda son grand-père, ses yeux frémissants de haine tant que de honte.

— Je n'ai pas pu le sauver. J'ignore ce qu'il est advenu de lui.

Tahir se pinça l'arête du nez et soupira longuement. Il releva alors son regard acéré d'oiseau de proie sur son fils.

— Nous avons bien des choses à nous dire.

* * *

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant